C’était un lundi quelconque, dix-septième
jour du mois de novembre de l’année 2008, tiède et humide, ni chaud ni froid,
comme indifférent et sans personnalité, mais qui aura bientôt des galons, car il
sera gravé pour toujours dans ma mémoire. J’arrivais à mon petit bureau vers 10
heures du matin. Porte défoncée et refermée avec des cadenas. Le concierge qui
me suivait depuis le rez-de-chaussée et me regardait d’un air étrange, disait presque
en murmurant : « c’est la police, ils vous ont laissé ce
message. »
Veuillez vous
rendre de toute urgence au poste de police du quartier.
Les policiers avaient fracassé la
porte de mon bureau, ils étaient, donc, à ma recherche. Je soupçonnais le
courriel que j’avais envoyé l’avant-veille aux médias et au cabinet du premier ministre,
et dans lequel je désignais J. Charest et son ministre de la santé Y. Bolduc comme
les responsables directs de mon état, si jamais un malheur m’arrivait.
Et quel était l’objet du courriel? Je
résume pour faire court.
J’exploitais,
depuis 1998, sur la rue Saint-Denis, dans une grande maison victorienne, une
école de langues, et j’occupais le troisième étage pour mon logement. Cet
endroit, visé d’expropriation par arrêté gouvernemental pour l’installation du
nouveau CHUM sur le site de l’hôpital Saint-Luc, doit être évacué immédiatement.
J’ai quitté les lieux à la fin du mois de novembre 2006. Je pensais naïvement
que cette question allait être réglée en 2 ou 3 semaines, cependant, deux ans
après cette expropriation, j’attendais toujours d’être indemnisé pour pouvoir relocaliser
mon école. Après avoir épuisé toutes mes économies et toutes mes marges de
crédit ainsi que le fond de sympathie de mes amis et de mes connaissances, il
ne me restait plus qu’une seule solution. Le seul moyen et l’ultime serait de
menacer les membres du gouvernement et de les tenir responsables de mon
malheur.
Au poste de police, les agents m’avaient
accueilli avec une certaine circonspection, comme s’ils ne croyaient pas leurs
yeux.
« Vous êtes bien monsieur B? J’ai
dit oui.
— Tout va bien, monsieur?
— Oui, certainement, mais je
voudrais savoir pourquoi vous m’avez convoqué.
— Oh, c’est juste une vérification
de routine, mais dites-moi, est-ce que vous allez bien ? Vous nous avez
fait peur, branle bas de combats dans les hautes instances. Il fallait vous
retrouver et en entier. Pouvez-vous remplir ce formulaire ? »
Je vois, écrit à la main, la note
suivante : l’individu s’est rendu à
nos bureaux de son propre chef.
J’ai pensé qu’ils allaient m’emmener
voir un responsable du ministère de la santé. J’ai compris qu’ils faisaient allusion
à la lettre envoyée l’avant-veille à la presse. J’étais très calme et
satisfait, au fond, de mon coup. Je les ai fait réagir.
« Attendez ici, on va s’occuper
de vous » disait l’agent. Quelques minutes plus tard, je vois deux grands gaillards
en tenue d’ambulancier entrer dans le poste. L’un d’eux avait demandé au
policier : « il est où notre client? ». Il lui a indiqué ma
personne. Puis m’adressant la parole, il a dit : « il faut nous suivre ».
Docile, mais un petit peu inquiet tout de même, j’ai pris place dans l’arrière
du véhicule. Je me demandais, mais pourquoi tout ce cirque pour voir le
ministre.
Monter dans une ambulance, c’était
une première dans mon cas, les sièges munis de sangles m’ont intrigué. Ça doit
être une ambulance spéciale, ça doit servir à transporter des ... Voilà, j’ai
osé le mot, mais dans ma tête. J’hésitais à leur poser des questions. J’étais
en face du grand gaillard qui ne parlait pas.
« Mais où allons-nous?
— Vous le saurez bientôt.
Disait-il. » Sans aucune expression sur le visage sauf qu’il était sur ses
gardes.
Le voyage a duré une heure environ. Ils
m’ont escorté jusqu’au portail métallique d’un grand établissement gris. Ils
m’ont livré au préposé à l’accueil. Un autre grand gaillard qui a fermé la
porte à clé, derrière moi.
Il fallait signer d’autres papiers.
Et là, le grand gaillard m’a confisqué le téléphone, les clefs et la ceinture. « Mais
qu’est-ce que je fais là, enfermé comme un dangereux malade mental?» Je me
parlais. Suis-je en état d’arrestation, allais-je crier, puis je me suis
ravisé, cela ne fera qu’aggraver mon cas.
Le préposé, comme s’il avait écouté
ma pensée, m’a juste dit et sèchement que le médecin allait m’examiner. À ce
moment-là, il ne restait aucun doute possible ni raisonnable que j’étais bel et
bien dans un hôpital psychiatrique. À juste le prononcer, tout un univers s’est
mis à danser dans mon esprit.
La première image qui s’est imposée
à moi, c’était celle du McMurphy le personnage joué par Jack Nicolson dans le
film de Miloš Forman « Vol au-dessus d’un nid de coucou ». D’un tempérament
flamboyant et jovial, il a fini en légume. La panique, il faut chasser cette
image de mon cerveau.
Soyons rationnel, calmons-nous. Pensons à une stratégie de défense.
Il faut paraître normal. Le verbe « paraitre » me dérange, il
implique que je ne suis pas normal par essence. Je me rappelle d’une phrase dans
mon dernier livre : « Ce qui est normal pour la société ne l’est pas
pour moi, parce que, en effet, dès qu’une norme s’installe, je n’ai qu’une
envie, l’enjamber et sauter par-dessus. »
Des idées de toutes sortes
circulaient librement et dans toutes les directions dans ma tête. Moi, qui
pensais avoir réalisé une prouesse, je me retrouve enfermé et passible d’un
internement psychiatrique. Un sentiment de révolte m’habite pendant un laps de
temps. Le chef de l’État a ordonné à ses sbires de m’enlever et de me jeter
dans un asile. J’entends, cependant, l’immense pouvoir qu’il avait à sa
disposition. Il suffit qu’un psychiatre de leur milieu fasse le constat que je
n’étais pas en possession de toutes mes facultés et je finirai dans un asile de
fous.
Quatre heures d’attente, mais que mijotent-ils? Sont-ils en train
de lire mes livres? Il faut que je m’occupe pour échapper à toutes ces
cogitations. Je prends mon dernier manuscrit que je traine sur moi ces derniers
temps pour le corriger. C’est un recueil qui traite justement de cette
impossibilité pour l’exilé de se sentir dans sa peau.
Je tombe sur la dernière page.
Je subis l’optique du Nord, ses visées, les rondes et les obtuses
déroutent ma fragrance. Alors, qu’il déclenche ma déchéance, qu’il précipite
mon heure, que je périsse.
Le premier réflexe que j’ai eu, c’était de l’effacer. Mais comment ?
J’arrête la lecture et je regarde autour de moi, ma réaction a certainement
éveillé la curiosité de mes surveillants. Ils aimeraient bien voir mon papier.
Ah, le dernier paragraphe était sans équivoque ! Il
m’incrimine directement et ils n’auront même pas à constater d’autres tares.
Adieu les humains, ne vous rendez-vous pas compte de votre
futilité, de votre duplicité et de votre ubiquité […] Regardez-moi, malgré
mon absence je bouge, mu par la ressemblance des ères.
Il faut se débarrasser du manuscrit. Et si je le brûle. Mais quelle
idée! Juste le raturer... Je le mange, non! Je le range, non! Je le cache sous
le siège.
J’avais des rendez-vous cet après-midi-là
avec mon fils et avec un client potentiel. « Comment vais-je les
contacter, dis-je au préposé ». Il m’a montré le téléphone public. « Cela
fait quatre heures que je poireaute ici. J’ai besoin de nourriture et d’eau ».
Il m’a indiqué une distributrice automatique.
Je décide d’appeler mon fils, il est
presque six heures et je n’ai toujours pas vu le médecin. Un étudiant allait
passer visiter l’appartement pour la chambre à louer. Il fallait s’en occuper. Je
lui ai dit que j’étais à l’hôpital et je serai de retour bientôt. Il s’est inquiété
et voulait me rejoindre, mais je l’ai rassuré en affirmant que c’était juste
une visite de routine. Mon objectif était double, démontrer que j’étais sain d’esprit
et que je gérais mes affaires en toute lucidité.
Vers 19 h, je rappelle mon fils pour
lui dire qu’il peut souper sans m’attendre. J’ai préparé un plat de lentilles,
il le trouvera dans le réfrigérateur. Mon but cette fois-ci était de démontrer
que j’étais confiant dans ma libération.
Il est presque 20 heures, j’entends
quelqu’un prononcer mon nom tout en l’écorchant. Un autre grand gaillard. Il
m’invite à le suivre dans son bureau. C’est, donc, le psychiatre.
« Alors, dit-il, vous voulez
vous suicider ?
— Non, quelle idée, j’ai dit, tout
en insistant sur le « non » pour qu’il sonne catégorique. Je veux
vivre et bien vivre et dignement s’il vous plait. Mais le gouvernement
m’empêche de respirer à ma guise. Je voulais faire du bruit, parce que je n’ai
plus aucun revenu et aucun recours. J’ai utilisé la seule arme à ma
disposition. La menace. »
Il m’a fait signer un papier puis il
a signé le papier de mon congé.
Je marchais tête en l’air, bouffant
de l’oxygène à grandes bouchées. Je suis libre.
Au diable l’indemnité!
Au diable le gouvernement!