lundi 26 septembre 2016

Les tribulations d'un poète entreprenant




C’était un lundi quelconque, dix-septième jour du mois de novembre de l’année 2008, tiède et humide, ni chaud ni froid, comme indifférent et sans personnalité, mais qui aura bientôt des galons, car il sera gravé pour toujours dans ma mémoire. J’arrivais à mon petit bureau vers 10 heures du matin. Porte défoncée et refermée avec des cadenas. Le concierge qui me suivait depuis le rez-de-chaussée et me regardait d’un air étrange, disait presque en murmurant : « c’est la police, ils vous ont laissé ce message. » 

Veuillez vous rendre de toute urgence au poste de police du quartier.

Les policiers avaient fracassé la porte de mon bureau, ils étaient, donc, à ma recherche. Je soupçonnais le courriel que j’avais envoyé l’avant-veille aux médias et au cabinet du premier ministre, et dans lequel je désignais J. Charest et son ministre de la santé Y. Bolduc comme les responsables directs de mon état, si jamais un malheur m’arrivait.

Et quel était l’objet du courriel? Je résume pour faire court.
J’exploitais, depuis 1998, sur la rue Saint-Denis, dans une grande maison victorienne, une école de langues, et j’occupais le troisième étage pour mon logement. Cet endroit, visé d’expropriation par arrêté gouvernemental pour l’installation du nouveau CHUM sur le site de l’hôpital Saint-Luc, doit être évacué immédiatement. J’ai quitté les lieux à la fin du mois de novembre 2006. Je pensais naïvement que cette question allait être réglée en 2 ou 3 semaines, cependant, deux ans après cette expropriation, j’attendais toujours d’être indemnisé pour pouvoir relocaliser mon école. Après avoir épuisé toutes mes économies et toutes mes marges de crédit ainsi que le fond de sympathie de mes amis et de mes connaissances, il ne me restait plus qu’une seule solution. Le seul moyen et l’ultime serait de menacer les membres du gouvernement et de les tenir responsables de mon malheur.

Au poste de police, les agents m’avaient accueilli avec une certaine circonspection, comme s’ils ne croyaient pas leurs yeux.

« Vous êtes bien monsieur B? J’ai dit oui.
— Tout va bien, monsieur?
— Oui, certainement, mais je voudrais savoir pourquoi vous m’avez convoqué.
— Oh, c’est juste une vérification de routine, mais dites-moi, est-ce que vous allez bien ? Vous nous avez fait peur, branle bas de combats dans les hautes instances. Il fallait vous retrouver et en entier. Pouvez-vous remplir ce formulaire ? »

Je vois, écrit à la main, la note suivante : l’individu s’est rendu à nos bureaux de son propre chef.
J’ai pensé qu’ils allaient m’emmener voir un responsable du ministère de la santé. J’ai compris qu’ils faisaient allusion à la lettre envoyée l’avant-veille à la presse. J’étais très calme et satisfait, au fond, de mon coup. Je les ai fait réagir.

« Attendez ici, on va s’occuper de vous » disait l’agent. Quelques minutes plus tard, je vois deux grands gaillards en tenue d’ambulancier entrer dans le poste. L’un d’eux avait demandé au policier : « il est où notre client? ». Il lui a indiqué ma personne. Puis m’adressant la parole, il a dit : « il faut nous suivre ». Docile, mais un petit peu inquiet tout de même, j’ai pris place dans l’arrière du véhicule. Je me demandais, mais pourquoi tout ce cirque pour voir le ministre.

Monter dans une ambulance, c’était une première dans mon cas, les sièges munis de sangles m’ont intrigué. Ça doit être une ambulance spéciale, ça doit servir à transporter des ... Voilà, j’ai osé le mot, mais dans ma tête. J’hésitais à leur poser des questions. J’étais en face du grand gaillard qui ne parlait pas.
« Mais où allons-nous?
— Vous le saurez bientôt. Disait-il. » Sans aucune expression sur le visage sauf qu’il était sur ses gardes.
Le voyage a duré une heure environ. Ils m’ont escorté jusqu’au portail métallique d’un grand établissement gris. Ils m’ont livré au préposé à l’accueil. Un autre grand gaillard qui a fermé la porte à clé, derrière moi.
Il fallait signer d’autres papiers. Et là, le grand gaillard m’a confisqué le téléphone, les clefs et la ceinture. « Mais qu’est-ce que je fais là, enfermé comme un dangereux malade mental?» Je me parlais. Suis-je en état d’arrestation, allais-je crier, puis je me suis ravisé, cela ne fera qu’aggraver mon cas.

Le préposé, comme s’il avait écouté ma pensée, m’a juste dit et sèchement que le médecin allait m’examiner. À ce moment-là, il ne restait aucun doute possible ni raisonnable que j’étais bel et bien dans un hôpital psychiatrique. À juste le prononcer, tout un univers s’est mis à danser dans mon esprit.

La première image qui s’est imposée à moi, c’était celle du McMurphy le personnage joué par Jack Nicolson dans le film de Miloš Forman « Vol au-dessus d’un nid de coucou ». D’un tempérament flamboyant et jovial, il a fini en légume. La panique, il faut chasser cette image de mon cerveau.

Soyons rationnel, calmons-nous. Pensons à une stratégie de défense. Il faut paraître normal. Le verbe « paraitre » me dérange, il implique que je ne suis pas normal par essence. Je me rappelle d’une phrase dans mon dernier livre : « Ce qui est normal pour la société ne l’est pas pour moi, parce que, en effet, dès qu’une norme s’installe, je n’ai qu’une envie, l’enjamber et sauter par-dessus. »

Des idées de toutes sortes circulaient librement et dans toutes les directions dans ma tête. Moi, qui pensais avoir réalisé une prouesse, je me retrouve enfermé et passible d’un internement psychiatrique. Un sentiment de révolte m’habite pendant un laps de temps. Le chef de l’État a ordonné à ses sbires de m’enlever et de me jeter dans un asile. J’entends, cependant, l’immense pouvoir qu’il avait à sa disposition. Il suffit qu’un psychiatre de leur milieu fasse le constat que je n’étais pas en possession de toutes mes facultés et je finirai dans un asile de fous.

Quatre heures d’attente, mais que mijotent-ils? Sont-ils en train de lire mes livres? Il faut que je m’occupe pour échapper à toutes ces cogitations. Je prends mon dernier manuscrit que je traine sur moi ces derniers temps pour le corriger. C’est un recueil qui traite justement de cette impossibilité pour l’exilé de se sentir dans sa peau.

Je tombe sur la dernière page.
Je subis l’optique du Nord, ses visées, les rondes et les obtuses déroutent ma fragrance. Alors, qu’il déclenche ma déchéance, qu’il précipite mon heure, que je périsse. 

Le premier réflexe que j’ai eu, c’était de l’effacer. Mais comment ? J’arrête la lecture et je regarde autour de moi, ma réaction a certainement éveillé la curiosité de mes surveillants. Ils aimeraient bien voir mon papier.
Ah, le dernier paragraphe était sans équivoque ! Il m’incrimine directement et ils n’auront même pas à constater d’autres tares.
Adieu les humains, ne vous rendez-vous pas compte de votre futilité, de votre duplicité et de votre ubiquité […] Regardez-moi, malgré mon absence je bouge, mu par la ressemblance des ères.

Il faut se débarrasser du manuscrit. Et si je le brûle. Mais quelle idée! Juste le raturer... Je le mange, non! Je le range, non! Je le cache sous le siège. 

J’avais des rendez-vous cet après-midi-là avec mon fils et avec un client potentiel. « Comment vais-je les contacter, dis-je au préposé ». Il m’a montré le téléphone public. « Cela fait quatre heures que je poireaute ici. J’ai besoin de nourriture et d’eau ». Il m’a indiqué une distributrice automatique.

Je décide d’appeler mon fils, il est presque six heures et je n’ai toujours pas vu le médecin. Un étudiant allait passer visiter l’appartement pour la chambre à louer. Il fallait s’en occuper. Je lui ai dit que j’étais à l’hôpital et je serai de retour bientôt. Il s’est inquiété et voulait me rejoindre, mais je l’ai rassuré en affirmant que c’était juste une visite de routine. Mon objectif était double, démontrer que j’étais sain d’esprit et que je gérais mes affaires en toute lucidité.

Vers 19 h, je rappelle mon fils pour lui dire qu’il peut souper sans m’attendre. J’ai préparé un plat de lentilles, il le trouvera dans le réfrigérateur. Mon but cette fois-ci était de démontrer que j’étais confiant dans ma libération.

Il est presque 20 heures, j’entends quelqu’un prononcer mon nom tout en l’écorchant. Un autre grand gaillard. Il m’invite à le suivre dans son bureau. C’est, donc, le psychiatre.
« Alors, dit-il, vous voulez vous suicider ?
— Non, quelle idée, j’ai dit, tout en insistant sur le « non » pour qu’il sonne catégorique. Je veux vivre et bien vivre et dignement s’il vous plait. Mais le gouvernement m’empêche de respirer à ma guise. Je voulais faire du bruit, parce que je n’ai plus aucun revenu et aucun recours. J’ai utilisé la seule arme à ma disposition. La menace. »

Il m’a fait signer un papier puis il a signé le papier de mon congé.

Je marchais tête en l’air, bouffant de l’oxygène à grandes bouchées. Je suis libre.
Au diable l’indemnité!
Au diable le gouvernement!