À
Montréal, dans le vieux quartier « La Petite Bourgogne », la rue Notre-Dame est
le lieu de toutes les rencontres inusitées ces derniers temps, car, l’artère
commerçante de la vieille ville, après avoir été désertée pendant près d’un
demi siècle, renait presque de ses cendres. Il y eut de nouvelles constructions
sur le canal et les anciens bâtiments des usines ont été rénovés et transformés
en de superbes condos avec de hauts plafonds, parce que les promoteurs
immobiliers ne construisent plus d’appartements avec des plafonds honorables
comme au siècle dernier.
Les
bâtisses revampées avaient drainé une population aisée de classe moyenne, comme
les politiques, toutes orientations confondues, aiment les qualifier. Cette
occupation du quartier par les nouveaux habitants a provoqué des changements
sur la Dame (nom affectueux de notre rue Notre-Dame), les brocanteurs et les
antiquaires cédèrent leurs boutiques à une nouvelle faune d’hommes d’affaires
qui les ont recyclés en restaurants de luxe et en bars modernes. Les
petits cafés rustiques de notre rue se sentant obligés de suivre la tendance,
ils lancèrent des opérations de régénération de leurs échoppes. C’est la
« gentrification » de notre quartier, on ne pourra que suivre l’air
du temps si on tient à survivre, se justifient-ils.
Ainsi,
mon petit café préféré avait subi une transformation drastique, au lieu des
chaises et des tables habituelles, le propriétaire installa une sorte de
comptoirs et de hauts tabourets en rangées parallèles couvrant toute la
superficie. Les clients ne se retrouvaient plus dans cette nouvelle
configuration, les anciens n’étaient plus assidus comme avant la métamorphose,
mais le café avait attiré une nouvelle clientèle plus ou moins aisée. Des
trentenaires bien mis et bien en forme ont investi les lieux.
Jeudi
dernier, autour de 15h, j’étais au poste et il y avait mes collègues. Je dis
« collègues » parce qu’ils travaillent tous à leur compte, comme moi,
travailleurs autonomes qu’on les appelle ou à la pige et vivant seuls dans ce
vieux quartier. Le travail se fait rare en ce début du siècle. Les entreprises
n’engagent plus comme avant l’avènement du copier/coller et de la robotisation.
Il y avait donc, Robert, l’écrivain réviseur, Roxane, la photographe, Éric,
l’infographiste, Yacine, le journaliste et Paul, l’ancien
antiquaire ainsi que l’artiste peintre Joseph en plus de quelques autres
personnes. Les nouveaux clients de toute évidence, les locataires et les
propriétaires des nouveaux condos sur le Canal. Tout était calme et serein
comme d’habitude, Joseph râlait sur quelque chose, Paul discutait avec la
photographe et le réviseur parlait fort contre Harper, celui qui a changé le
visage du Canada en dix ans de règne lorsqu’une femme, très bien habillée et
d’une élégance remarquable, est entrée dans le café. Elle est nouvelle. Tous
les regards se sont portés sur elle, l’escortant jusqu’à sa table.
Une
chevelure noire et lisse épouse les contours d’une courbe parfaitement distribuée
tout le long d’un dos droit moulé dans la lumière du Nord. Cette coupe
laisse poindre une blancheur déroutante dont la diffraction frappe l’esprit de
tout curieux dans ses parages.
Dans
une langue ordinaire s’enquerra de son breuvage préféré. Un éclat difficilement
discernable ni définissable comme un rayonnement provenant d’une source
inconnue se dégage de son visage. Je vois des doigts encore très blancs,
dansant sur le clavier de son ordinateur. Ils exécutent des pas d’une pièce
inconnue. Des ongles à peine colorés assurent le rythme et le tempo. L’agilité
de leur mouvement synchronisé avec le battement de ses cils, diffusent en clair
une musique qui n’est audible qu’aux personnes douées de l’écoute supra
sensorielle.
Cette
symbiose en plus de sa beauté tranquille stupéfait toute l’assistance, car ses
lèvres rouges embrassant le rebord de sa tasse de thé dessinent une petite
bouche japonaise qui renvoie aux peuples de toutes les terres depuis la gent
asiatique pour les traits délicats de son expression du jour, sa chevelure aux
premières nations de notre territoire, la blancheur lactescente de sa peau aux
peuplades du Nord. Elle représenterait la nouvelle humanité, elle serait le
paysage de notre nouvelle terre, métisse miscible en toute proportion dans
toutes les couleurs humaines jusqu’à saturation. Tous (je parle de mes
collègues mâles) voudraient l’approcher, la toucher et lui parler.
J’épiais
Joseph, il va certainement l’aborder en premier comme à son habitude, mais, en
réalité nous avions tous la même intention.
Éric,
en captant la moelle des regards de ses copains du café, pensa d’emblée que
Joseph ne s’attardera pas longtemps avant de bondir sur la nouvelle cliente.
Paul comprit, lui aussi, qu’Éric devinait l’intention de Joseph qui ne
laisserait pas passer une telle occasion. Premier contact, premier impact, se
disait-il. Yacine observant ce manège, déduit qu’Éric avait vu juste concernant
Joseph, qu’il n’allait pas attendre longtemps avant d’aborder en solo la
nouvelle venue. Robert, perché sur son haut tabouret pensait qu’Éric n’avait
pas tort concernant le projet de Joseph qu’il allait bientôt sauter sur
l’occasion pour être le premier à parler avec la belle femme. Joseph,
dissimulant son intention derrière son journal et ayant l’air absorbé par un
article, complètement absent et désintéressé, savait qu’Éric et les autres
avaient saisi son stratagème et qu’ils ne pensaient qu’à le contrer.
Roxane,
en regardant ses copains de café, resta bouche bée et impassible devant l’effet
que la nouvelle arrivée avait provoqué sur les garçons.
Elle
attire tout et repousse tout comme un aimant sans bornes. Elle nous regarde en
silence, semble puiser son bonheur dans cette dimension sans dimensions où tous
les repères s’évanouissent dès qu’elle ouvre les yeux.
Dans
mon petit coin, je pensais à elle, moi aussi, échafaudant des stratégies à
fragmentations et d’autres composites pour neutraliser les visées de mes
collègues d’une part et assurer le succès à mes manœuvres d’autre part. Je la
suis du regard, déchiffrant sa position sociale et sa situation conjugale.
Belle, vraiment belle. Elle a l’air d’une femme seule ou récemment libérée. Ce
constat fait, je tire une première conclusion. Elle ne restera pas seule
pendant longtemps. Il vaut mieux l’aborder de suite.
Le
silence nous enveloppe, le silence perdure, il s’installe entre nous, nous
drape de son intimité. Nous voguons à présent insouciants du temps qu’il fait
et du temps qui ne s’écoule plus. Rien ne bouge autour de nous ou plutôt tout
roule comme la terre, mais nous ne ressentons aucun signe de durée ni d’espace.
Sommes-nous ici, sommes-nous ailleurs?
—
Puis-je partager votre espace, pas le vital bien sûr, je pourrais me mettre en
face ou à côte de vous. Rien ne vous engage d’accepter ma proposition.
—
Pourquoi? dit-elle.
—
Un souhait soudain qui vient de naitre dans ma tête, vous n’êtes pas obligée,
bien évidemment, d’accéder à ma requête ni à supporter une discussion qui ne
vous apporterait aucun agrément.
—
Tant que vous n’empiétez pas sur mon territoire spatial et temporel en quatre
dimensions, vous prendrez le tabouret que vous voudrez, cela ne me dérange pas.
Je
suis le premier à partager l’espace intime de la belle femme. Je sais que mes
collègues sont en train de penser à moi. J’occupe leurs petites méninges
chargées de jalousie.
—
C’est bien gentil de votre part et bien aimable…
—
Je ne suis ni gentille ni aimable, cet espace est public et je n’ai rien fait
d’extraordinaire pour mériter ces compliments.
Cette
femme a du caractère et elle essaye de m’intimider. Il faut être très prudent
pour bien mener cette affaire.
—
D’accord, chacun dans sa bulle privée, mais on pourra tout de même échanger
quelques paroles.
—
Voyez-vous ce pronom indéfini «on» dans lequel vous m’avez incluse, sans me
consulter est déjà un hameçonnage et c’est une bien mauvaise et curieuse entrée
en la matière. Vous voulez occuper mon espace, le physique et le spirituel sans
que je le veuille expressément. Je peux donc qualifier votre démarche
d’invasion gratuite de mon mental ou d’intrusion indésirable dans mon univers.
—
Je ne peux que m’incliner et déclarer forfait devant cette impeccable envolée,
elle est fort pertinente par ailleurs. Maintenant que nous sommes occupés par cette
brume diffuse et confuse dont les tenants et les aboutissants ne sont pas
encore bien définis, puis-je, tout de même, mettre sur ce bois qui nous sépare
et nous réunit en même temps une nouvelle idée, si vous ne voyez pas
d’inconvénients?
—
Cela dépend de sa couleur et de sa texture et de ses sous-entendus et de sa
portée et de sa finalité. Est-elle d’ordre personnel? Est-elle d’intérêt
public?
—
Je ne peux l’affirmer pour le moment, mais, il me semble qu’elle comporte un
certain intérêt pour notre genre.
Je
sens, en même temps, que je me lance dans une entreprise hasardeuse. Cette
femme est farouche et bien cultivée et hautement intelligente. Il faut user de
toutes les délicatesses japonaises pour ne pas la froisser et prendre toutes
les précautions pour prétendre l’apprivoiser.
—
Annoncez la couleur et on verra si vos propos représentent un quelconque
intérêt pour l’être humain que je suis et s’ils méritent d’occuper mon temps et
mon esprit.
—
Je sais que votre temps est précieux.
—
Comment le savez-vous? Je n’aime pas les discours creux, ni les idées reçus, ni
les poncifs. Pas de généralisations, non plus, ni de conclusions hâtives, ni de
jugements sans fondements, les mots ne sont ni neutres ni innocents. Il faut
les examiner sous tous les angles, extraire la moelle de chaque nuance qu’ils
comportent, s’entendre donc sur leur généalogie, leur géographie et leur
archéologie avant de les prononcer.
Je
réfléchis et vite et mes pensées éparses et nombreuses se bousculent dans mon
esprit. D’abord le constat, cette femme ne sera pas facile à convaincre ni à
persuader ni à séduire. Savez-vous que vous avez de beaux yeux? Oh, c’est la
fameuse réplique de l’acteur français, elle le sait, sûrement, c’est du
réchauffé. Vous avez de la présence et des yeux qui invitent…, c’est dans
« La caméra noire ». C’est de l’amour dont…, non, c’est l’incipit du
livre «le temps qui court». Un regard, un sourire, un salut, une parole et
l’amour vient au monde, mais, c’est un vers de poésie, déclamé dans le film
« voyage de nuit ». Bon, improvisons! Mes mots s’effritent sans
raison apparente, ils refusent de faire le saut dans le vide... Et si je lui
parle du temps, des nuages, du soleil, du vent...
Un
courant d’air gifle le journal de Joseph et m’arrache à mes cogitations. La
fille vient juste de claquer la porte du café.