dimanche 27 juillet 2025

Écrire dans une langue autre que sa langue maternelle ou écrire en exil

 

Réflexions et enseignements de l’exil.

Sur un fond d’hostilité, tous les détails prennent du relief.

Écrire en exil, écrire dans une langue étrangère et écrire en tant qu’étranger ou en tant qu’immigrant ou réfugié, qu’est-ce que tout cela suppose?

Cette question ne se pose pas d’emblée à votre première expérience d’écriture. Si vous connaissez la langue d’accueil, vous allez vous exprimer naturellement dans cette langue. Vous vous adressez, vous semble-t-il, à vos nouveaux concitoyens. Pour le néophyte que j’étais dans l’écriture, ce questionnement était à mille lieues de mon entendement. Il ne m’a jamais effleuré l’esprit, du moins, au début de ma carrière littéraire. La question commence à émerger et à triturer vos méninges après les premières publications et  l’accueil réservé à vos œuvres dans votre nouvelle société.

Mon parcours d’auteur est un peu particulier et singulier, car je n’ai jamais cherché à écrire ni à publier quoi que ce soit. Il faut dire que c’est la littérature qui est venue à moi. C’est le hasard des événements qui a décidé que je me mette à écrire. La littérature s’est imposée à moi quand j’ai quitté mon pays à l’âge de 37 ans et atterri dans un pays étranger. La guerre civile m’a obligé à chercher un endroit sûr où mes enfants peuvent vivre et s’épanouir sans risquer leur vie. Arrivé seul à la frontière canadienne. J’ai tout naturellement demandé l’exil politique. Je reviendrai sur le « naturellement » un peu plus loin.

J’ai fui mon pays. Je ne me sentais pas en sécurité chez moi ni dans mon travail. J’ai pris un congé sans solde en septembre 1994. J’ai passé quelques mois dans mon village natal, dans la maison paternelle. Au mois d’octobre 1994, j’arrivais aux États-Unis. J’avais déjà passé un mois de vacances avec ma femme à Washington D.C. au mois de juillet de la même année. Nous avons pu avoir un visa de tourisme grâce à l’invitation de nos amis communs établis aux États-Unis depuis plusieurs années. Les frais du voyage nous ont coûté toutes nos économies. Après avoir tâté le terrain sur la possibilité d’obtenir un permis de travail ou une carte de résidence pour pouvoir nous installer et faire venir nos trois enfants. Il nous a été signifié que c’était impossible dans notre condition. En rentrant en Algérie, l’idée de tenter ma chance, seul, cette fois-ci, venait harceler mon esprit. Il a fallu vendre notre appartement pour réunir l’argent nécessaire à mon retour aux États-Unis. Le 5 octobre 1995, je retourne donc seul, déterminé à trouver un moyen pour faire venir le reste de ma famille. Après avoir tout essayé pendant six mois (avant l’expiration de mon visa) pour obtenir un statut, n’importe quel statut, je me suis rendu compte de mon échec. Aucune perspective à l’horizon. Continuer à travailler dans les restaurants clandestinement n’était guère une solution.

En apprenant et en découvrant l’existence d’une province francophone au Nord de la frontière où je pourrais exercer ma profession d’enseignant, j’ai décidé de rejoindre le Canada, le Québec précisément en suivant les conseils de mes collègues qui m’ont encouragé à partir. Le problème, c’est qu’il fallait se présenter aux frontières et demander l’exil politique. Cette perspective m’effrayait, mais il y avait à côté, la pression familiale et la situation dans laquelle je me trouvais qui ne me laissaient pas d’autres choix.

Le 10 avril 1995, j'ai posé le pied au Canada, entamant ainsi une nouvelle aventure. J'ai longuement hésité avant de franchir cette frontière, car cela signifiait que j'allais officiellement et solennellement demander l'exil politique, c'est-à-dire chercher la protection d'un autre pays. En faisant cela, j'aurais implicitement reconnu que mon pays était défaillant. Mon amour-propre et ma dignité m'ont longtemps empêché de franchir ce cap. Demander à un pays tiers de nous protéger est un aveu sans équivoque de l'incapacité de notre pays d'origine à assurer la sécurité de ses citoyens. Je ne pouvais pas admettre cela vis-à-vis de mon pays. Peut-on appeler cela du patriotisme ?

Demander le refuge. Qu’est-ce que cela implique? Est-ce perdre son pays d’origine? Est-ce perdre sa nationalité naturelle? Était-ce une trahison? Comment justifier ma démarche dans ce cas? Une petite musique de reproche que j’entends en boucle entre mes oreilles. Comment est-ce que vous pouvez renoncer à la nationalité de votre pays et demander la protection d’un autre pays, même si votre pays a failli à assurer votre sécurité?

À l’idée de demander l’exil politique, toutes sortes de questions vous submergent. Quelle est la signification exacte de quitter son propre pays? L’incriminer et le rendre responsable et coupable de votre situation. Est-ce que vous le reniez? Et si vous prenez une autre nationalité que va-t-il advenir de votre première nationalité? Est-ce que vous allez la perdre? Et quelles seront les conséquences? La nationalité est-elle un objet qu’on peut posséder? Là, tout se complique. Qu’est-ce que ça veut dire exactement le terme nationalité? La nationalité se conserve-t-elle? Peut-on l’acquérir? Peut-on la rejeter? Peut-on l’adopter? Cherchons le sens ou les sens? Le dictionnaire avance ceci.

La nationalité est l’appartenance juridique d'une personne à la population constitutive d'un État. Cette définition ne me rassure pas, trop abstraite. L’État est lui aussi, une entité abstraite. C’est un groupe humain uni par une communauté de territoire, de langue, de traditions, d'aspirations, et qui maintient ou revendique son existence en tant que nation. Là aussi, je suis perdu, car je n’ai jamais revendiqué aucune nationalité. C’est un groupement d’individus ayant la même origine, ou tout au moins une histoire et des traditions communes. Celle-ci est plus ou moins acceptable, parce que je partage avec mes concitoyens une histoire et des traditions.

Je me cherche, certes, des justifications. Je peux, éventuellement et facilement, partager une autre histoire et d’autres traditions avec d’autres êtres humains sans renoncer à mon identité primaire. En réalité, personne ne pourra jamais vous enlever vos croyances et vos convictions, parce qu’elles ne s’enlèvent tout simplement pas. Et je n’ai pas déserté le champ de bataille par couardise, j’ai juste compris que c’était une confrontation fratricide dont personne n’en sortira indemne. La guerre civile est une faucheuse qui ne distingue pas l’ami de l’ennemi.

L’exilé potentiel n’a pas quitté son pays par souci de changements ni de découvertes de l’ailleurs ni de gaieté de cœur.  C’est une force majeure qui l’a arraché à sa patrie. Se détachant de sa terre dont il est enduit même s’il part loin, très loin, il gardera sa poussière dans ses semelles.

Alors, les yeux dans les yeux, je dis à l’agent aux frontières, je suis là devant vous et je demande l’exil politique. Là, le coup est parti : le couteau dans le dos de mon pays ! Des sentiments contradictoires m’habitèrent alors. Tout d’abord la honte, en dénonçant implicitement mon pays; la colère ensuite, face à toutes les raisons qui ont motivé ma demande d’exil; la crainte également d’être rejeté après cette « ignoble » accusation et enfin l’appréhension, le saut dans l’inconnu qui est aussi effrayant.

Plus tard, par dépit ou par contrariété, j’ai frontalement abordé, dans un écrit[1], la notion même de nationalité. La Nation, petit fils, n’a pas d’esprit. Elle est bête et éhontée et celui qui la chevauche le mène droit dans le trou. Méfie-toi de la Nation, elle pue, la Nation est un pus. Cette substance gluante en dégoulinant, elle atrophie toute vive raison. Elle souille tous les rivages de l’esprit. Les humains sauront vivre en paix lorsqu’ils apprendront à rejeter les avances de cette prostituée nationale. Et voilà, le compte est réglé avec la nation et la nationalité.

Le réfugié en réalité, même s’il renonce à sa nationalité naturelle, aucune autre ne la remplacera, ou du moins ne l’effacera complètement. Tout exilé est de crainte et d’incertitude. Immigrant un jour, immigrant pour toujours.

Revenons maintenant à la littérature et à sa nationalité. Je ne suis pas venue à la littérature, c’est la littérature qui est venue à moi. Je n’avais aucune idée sur l’écriture. C’est vrai que, très jeune déjà, je lisais beaucoup. Je lisais par curiosité, mais aussi, par l’entremise d’un phénomène physiologique ou psychologique, je ne sais comment le présenter. C’est que je n’arrivais pas à dormir facilement, comme le disait un ami, il me faut un coup de canon pour me réveiller et un coup de marteau sur la tête pour dormir. Encore adolescent, pour m’endormir, je lisais des livres. Le livre est devenu mon somnifère. Toutes sortes de livres, tout passe et tout peut m’aider à m’endormir. Au début, c’étaient des livres que je trouvais chez des amis ou des camarades de classe, généralement des romans d’amour et d’aventure. Par la suite, après le lycée, ce sont des traités de philosophie, de mathématique, de physique quand j’étais à court de romans ou de recueils de poésie.

C’est cette masse de lectures qui, un jour d’automne, à Washington D.C., dans un café à Adams Morgan où je me retrouvais seul après le travail, a provoqué l’irruption du magma de l’écriture. Elle ne s’est jamais arrêtée depuis.

À Washington D.C., je travaillais de 9h à 16h dans un petit restaurant non loin de la Maison-Blanche. Après 16h, j’avais tout le temps devant moi avant d’aller dormir. Que faire dans une ville où vous ne connaissez personne et dont la langue courante vous empêche d’interagir avec ses habitants. J’écrivais des lettres à ma famille, mais ces lettres étaient interminables. J’écrivais sur les petites serviettes du café. À la fin de la journée, c’est une énorme pile de serviettes que je remettais dans les poches avant de rentrer dormir. C’est ainsi qu’a commencé mon aventure avec l’écriture.

Une fois convaincu que c’était bien de la poésie que j’écrivais, j’ai cherché les endroits, les places où l’on déclamait la poésie. Je suis allé à plusieurs soirées, j’écoutais et je comprenais même si c’était en anglais. Je me reconnaissais dans ce qui était dit et lu. J’ai même rencontré dans un de ces endroits, le petit-fils de Jibran Khalil Jibran. Et puis, petit à petit, j’ai enfin eu le courage de demander à faire une lecture, mais en français. J’avais tellement besoin de partager ce que j’écrivais, surtout des textes sur la guerre civile en Algérie. Mais quel soulagement de dire à haute voix un texte sur la disparition brutale de mes amis et de mes camarades! Cela se passait à Washington D.C. !

En arrivant à Montréal, j’étais presque convaincu que mes écrits avaient une certaine teneur littéraire. La fréquentation du milieu littéraire et la participation aux soirées de poésie qui se donnaient un peu partout dans la ville et l’accueil que me réservaient les organisateurs et le public m’avaient confirmé dans mon nouveau rôle. Cependant, j’hésitais encore à me présenter en tant que poète. Ce n’est qu’après plusieurs publications, qu’on commence à se sentir appartenir à cette étrange communauté.

Et comme je le disais au début de ma confidence, le questionnement de l’écriture en exil et dans une langue étrangère ne commence à émerger et à triturer vos méninges qu’après l’accueil réservé à vos œuvres dans votre nouvelle société. C’est sa réception qui vous renvoie de nouveau à votre pays d’origine. Un poète de Montréal qui a piloté un projet de publication de poèmes dans les stations de métro me disait, une fois que je l’ai croisé dans la rue, mon tour viendra quand la thématique de l’exposition portera sur le soleil. J’ai compris, à ce moment-là, qu’on ne voyait dans mon œuvre que le côté exotique. Je reviendrai sur cet aspect un peu plus loin.

L’exilé charrie sa culture d’origine, l’innée et l’acquise.  L’enfance, proche ou lointaine ne vous quitte jamais. Ce qui surprend, c’est qu’il ne la découvre dans son entièreté et dans sa pesanteur qu’en exil, à l’étranger, au contact d’une autre qui commence à frayer un chemin dans les dédales de son identité. L’étranger s’adapte disait Nancy Huston.

L’étranger se retrouve à comparer tout le temps entre son pays natal et son pays d’accueil. C’est une comparaison permanente, je dirais : une condamnation à perpétuité ! Les premiers temps, toutes les nouveautés lui semblaient temporaires et passagères, mais, avec le temps, il comprend qu’il est enfermé dans cette bulle, pris dans les mailles de cet interminable entre-deux.

Ici, ce n’est pas comme chez lui. D’aucuns l’appellent « le choc culturel », mais ce n’est pas vraiment cela. Lui, il connaissait cette culture à travers ses voyages et ses lectures et ses fréquentations universitaires et livresques. Malgré cela, Quitter son pays, vivre dans une autre culture et une langue étrangère, c’est accepter de s’installer à tout jamais dans l’imitation, le faire semblant, le théâtre.[2] Cette phrase de Nancy Huston qui a écrit toute son œuvre en français ou presque, me parle énormément à présent. Je me reconnaissais dans le jeu et le faire semblant. Et j’ai même écrit un roman qui porte un titre fort significatif, « Le joueur ».

Vous commencerez à comprendre les codes de la société et à acquérir certaines de ses valeurs, parfois de manière inconsciente, qu’après votre atterrissage dans votre pays d’accueil qui doit durer au moins trois ans, disait un ami, installé au Canada depuis les années 1970. C’est dire que vous serez capable de déchiffrer le non-dit, le gestuel et capter toutes les nuances du parler, le commun et le soutenu. Lorsque les mille syntagmes opaques deviennent enfin transparents que l’on commence à connaitre réellement une langue. Les langues ne sont pas seulement des langues, ce sont aussi des world views, c’est-à-dire des façons de voir et de comprendre le monde.[3]

L’exilé, tout en acquérant un nouveau bagage de son pays d’accueil, il perd en même temps au fil du temps un autre bagage. Cette richesse a un prix. Le temps qu’il a passé à l’étranger est soustrait du temps de son pays. C’est un temps perdu auprès de ses semblables. Ce temps familial, social et politique, il ne l’a pas vécu. « Et un jour, il vous faut reconnaître que vous ne partagez plus les valeurs de ceux qui vous ont engendré, ceux qui vous ont parlé, chanté, choyé, nourri dans la chaleur et la complicité de la maison familiale.[4]

L’exilé cherchera son ici dans son ailleurs, mais son ailleurs n’est pas son ici. C’est ce que j’ai développé dans un récit publié en 2017[5]. Ni d’ici, ni d’ailleurs, mon ailleurs n’est pas d’ici et il n’est plus mon ailleurs et mon ici est un ailleurs, je ne suis plus de là-bas et je ne serai jamais d’ici, je ne suis ni d’ici ni d’ailleurs. Je suis cette présence incurable qui ne distingue plus son nord glacial de son sud infernal. Désormais, il ne sera de nulle part, d’où son inéluctable détachement et son inclination au jeu. Il relativisera tout, les grandes réflexions philosophiques comme les notions politiques du nationalisme, du patriotisme et de l’appartenance à une croyance ou à une autre. Le patriotisme, un attachement arbitraire, l’amour est relatif, la parenté, aléatoire. Dans le théâtre de l’exil, c’est la mutilation.

Écrire dans une langue autre que sa langue maternelle, c’est un autre exil, l’exil de votre propre langue dans une langue étrangère. En effet, écrire dans une langue étrangère est une question très embarrassante, elle m’occasionne un prurit continuel depuis que j’ai pris conscience de mon statut d’écrivain de la diaspora ou de l’immigration ou de l’ailleurs, selon les différents intervenants du milieu littéraire québécois. Des questions inédites surgissent dès que vous commencez à réfléchir à cette situation. Vous vous demandez pourquoi écrire, pour qui écrire, vous vous adressez à qui, vous rapportez à qui. Est-ce que je m’adresse à mes nouveaux concitoyens québécois et canadiens? Est-ce que je rapporte à mes anciens compatriotes algériens? Est-ce que j’écris aux communautés diasporiques, aux immigrants et autres expatriés? Je n’ai pas eu de réponses satisfaisantes après 7 ans de grève d’écriture. Je n’écris, désormais, que pour moi-même, pour mon propre plaisir et pour le jeu, c’est ce que j’ai trouvé comme justification pour reprendre mes activités littéraires.

Il y a quelques années, j’ai eu une discussion très animée avec des collègues écrivains algériens et je reconnais avoir été assez agressif à l’époque. Je disais justement que l’écrivain qui s’exprime dans une langue étrangère est doublement ou peut-être même triplement aliéné. D'abord, l'écriture dans une langue autre que sa langue maternelle est le premier paradoxe. Son art sert une langue étrangère, il lui apporte de nouvelles images, une nouvelle tonalité. S’il réalise une envolée esthétique ou une gymnastique syntaxique ou sémiologique dans cette langue, il enrichira cette même langue. La littérature appartient à sa langue. En deuxième lieu, il écrit pour les natifs de sa langue d'écriture et non à ses compatriotes qui ne maîtrisent plus cette langue. Il rapporte donc, à l'Autre, au lieu de rapporter à ses propres concitoyens. C’est le deuxième paradoxe. En troisième lieu, ses écrits sont jugés, appréciés et critiqués par des autorités littéraires de sa langue d'écriture, la reconnaissance de son œuvre ou de son talent viendra de l’Autre. C'est une situation inédite, surtout pour un écrivain algérien ou maghrébin. Y aurait-il un résidu de colonialisme ou disons un néocolonialisme dont il n’est même pas conscient ? Et quelle est la nature de la réception de ses œuvres par les milieux littéraires?

L’accueil réservé aux œuvres de ces écrivains diasporiques est lui aussi problématique à plusieurs égards. Tout d’abord le formatage esthétique et idéologique, Malek Alloula parle « d’indigénisme littéraire ». Il disait:  j’abhorre à l’extrême ces textes que porte et soutient l’exotisme le plus trivial (i.e. la version relookée de l’indigénisme d’antan) que vient conforter un autodénigrement de bon aloi et tous azimuts, qui dans cet Occident triomphant sont devenus la monnaie indispensable pour avoir droit à un bien dérisoire ticket d’entrée.

Il n'y aura d’échos à votre œuvre dans le microcosme littéraire et médiatique que lorsque votre travail artistique présente des traits exotiques ou épousant les valeurs et les idées dominantes de la société d’accueil. Le moment où vous portez un regard critique sur cette société, l’institution littéraire détourne les yeux et t’oublie.

Kaoutar Harchi[6] parle, elle, de ces écrivains dits "étrangers" ou encore "francophones", (qui) sont appelés à investir plusieurs espaces nationaux à la fois, à écrire dans certaines langues plutôt que dans d'autres, expérimentent cette situation d'une "indécidabilité" de la position, (selon) l'expression de Danny Laferrière. Que faire ? Conquérir l'autonomie ? N'être ni le représentant d'un peuple, ni d'une langue, ni d'un pays, comme le disait N. Huston.

Mohammed Dib[7], lui aussi avait une position sans équivoque sur le traitement que réserve l’institution à la littérature dite d’expression française. « Curieux comportement des critiques français et européens en général à l’égard de nos livres. Ils ne jugent jamais en toute innocence l’œuvre d’un homme qui écrit, mais d’un Maghrébin, lequel doit justifier à chaque ligne sa condition maghrébine, condition à laquelle on le ramène sans cesse, par tous les détours du raisonnement, et par tous les moyens et dans laquelle on l’enferme à la fin aussi sûrement et définitivement que possible. L’écrivain maghrébin à leurs yeux est d’abord et spécifiquement maghrébin, puis, ensuite, et accessoirement en quelque sorte, en tout cas très peu spécifiquement, écrivain. » Ce regard de Mohammed Dib est aussi le mien sur la réception des œuvres de la diaspora algérienne et plus généralement maghrébine par l’institution littéraire du Québec et du Canada. Contre toute apparence, ces critiques posent sur l’écrivain maghrébin un regard qui éloigne, qui sépare, qui verrouille, et condamne à la spécificité sans recours, sans issues.

L’écrivain diasporique est finalement cerné de toutes parts. Certains d’entre eux sont conscients de tous ces pièges, d’autres le sont moins. Ces derniers jouent, je l’ai déjà souligné, le rôle qui leur a été assigné soit d’auteurs domestiqués, soit de voix de l’immigrant assimilé et fier de l’être. Quant à la première catégorie qui n’entre pas dans le jeu des institutions, ses représentants jouent leur carrière à la roulette russe, soit que leurs œuvres s’imposent par la puissance et la qualité de leur art, ils rencontrent ainsi leur lectorat et contribuent à l’émancipation de voix singulières et originales, soit ils échouent dans leurs tentatives de s’imposer et ils se retirent de la scène la tête haute. Je pourrais, donc, en reprenant la vision des pataphysiciens, qualifier ces auteurs de vecteurs d’une agitation désintéressée, car ils sont détachés. Leur positionnement est de l’ordre d’une tangente dans un espace géométrique. Ils sont au contact, à la surface de tout. Curieux et passionnés, immergés dans leur époque, ils n'en partagent ni les idéaux ni les valeurs. Naturalistes de la chose anthropologique, ils ne s'y engagent qu'en enchérissant et n'y participent qu'en toute lucidité à la manière d'un jeu susceptible de leur donner de l'agrément.



[1] Le Joueur, Édition Beroaf, Montréal, 2013.

[3] Nancy Huston, Nord perdu suivi de Douze France, Actes Sud/Léméac, p. 51.

[4] Idem p. 24.

[5] S.E.K Beddiari, Adel, l’apprenti migrateur, Mémoire d’encrier, Montréal, 2017.

[6] Une table ronde intitulée "Vers une littérature post-nationale ?" Sorbonne, Amphi Durkheim, Paris.

[7] Culturas del Mediterráneo, n° 19, Madrid, Ibersaf Editores, Revue Hesperia, juin 2015.