Réflexions et
enseignements de l’exil.
Sur
un fond d’hostilité, tous les détails prennent du relief.
Écrire
en exil, écrire dans une langue étrangère et écrire en tant qu’étranger ou en
tant qu’immigrant ou réfugié, qu’est-ce que tout cela suppose?
Cette
question ne se pose pas d’emblée à votre première expérience d’écriture. Si
vous connaissez la langue d’accueil, vous allez vous exprimer naturellement
dans cette langue. Vous vous adressez, vous semble-t-il, à vos nouveaux
concitoyens. Pour le néophyte que j’étais dans l’écriture, ce questionnement
était à mille lieues de mon entendement. Il
ne m’a jamais effleuré l’esprit, du moins, au début de ma carrière littéraire. La question commence à émerger et à triturer vos méninges
après les premières publications et
l’accueil réservé à vos œuvres dans votre nouvelle société.
Mon
parcours d’auteur est un peu particulier et singulier, car je n’ai jamais
cherché à écrire ni à publier quoi que ce soit. Il faut dire que c’est la
littérature qui est venue à moi. C’est le hasard des événements qui a décidé
que je me mette à écrire. La littérature s’est imposée à moi quand j’ai quitté
mon pays à l’âge de 37 ans et atterri dans un pays étranger. La guerre civile
m’a obligé à chercher un endroit sûr où mes enfants peuvent vivre et s’épanouir
sans risquer leur vie.
Arrivé seul à la frontière canadienne. J’ai tout naturellement demandé l’exil
politique. Je reviendrai sur le « naturellement » un peu plus loin.
J’ai fui mon pays. Je ne
me sentais pas en sécurité chez moi ni dans mon travail. J’ai pris un congé
sans solde en septembre 1994. J’ai passé quelques mois dans mon village natal,
dans la maison paternelle. Au mois d’octobre 1994, j’arrivais aux États-Unis.
J’avais déjà passé un mois de vacances avec ma femme à Washington D.C. au mois de juillet de la même année. Nous
avons pu avoir un visa de tourisme grâce à l’invitation de nos amis communs
établis aux États-Unis depuis plusieurs années. Les frais du voyage nous ont
coûté toutes nos économies. Après avoir tâté le terrain sur la possibilité
d’obtenir un permis de travail ou une carte de résidence pour pouvoir nous
installer et faire venir nos trois enfants. Il nous a été signifié que c’était
impossible dans notre condition. En rentrant en Algérie, l’idée de tenter ma
chance, seul, cette fois-ci, venait harceler mon esprit. Il a fallu vendre
notre appartement pour réunir l’argent nécessaire à mon retour aux États-Unis.
Le 5 octobre 1995, je retourne donc seul, déterminé à trouver un moyen pour
faire venir le reste de ma famille. Après avoir tout essayé pendant six mois
(avant l’expiration de mon visa) pour obtenir un statut, n’importe quel statut,
je me suis rendu compte de mon échec. Aucune perspective à l’horizon. Continuer
à travailler dans les restaurants clandestinement n’était guère une solution.
En apprenant et en découvrant
l’existence d’une province francophone au Nord de la frontière où je pourrais exercer
ma profession d’enseignant, j’ai décidé de rejoindre le Canada, le Québec
précisément en suivant les conseils de mes collègues qui m’ont encouragé à
partir. Le problème, c’est qu’il fallait se présenter aux frontières et
demander l’exil politique. Cette perspective m’effrayait, mais il y avait à
côté, la pression familiale et la situation dans laquelle je me trouvais qui ne
me laissaient pas d’autres choix.
Le 10 avril 1995, j'ai posé le pied au
Canada, entamant ainsi une nouvelle aventure. J'ai longuement hésité avant de
franchir cette frontière, car cela signifiait que j'allais officiellement et
solennellement demander l'exil politique, c'est-à-dire chercher la protection
d'un autre pays. En faisant cela, j'aurais implicitement reconnu que mon pays
était défaillant. Mon amour-propre et ma dignité m'ont longtemps empêché de
franchir ce cap. Demander à un pays tiers de nous protéger est un aveu sans
équivoque de l'incapacité de notre pays d'origine à assurer la sécurité de ses
citoyens. Je ne pouvais pas admettre cela vis-à-vis de mon pays. Peut-on
appeler cela du patriotisme ?
Demander le refuge. Qu’est-ce
que cela implique? Est-ce perdre son pays d’origine? Est-ce perdre sa
nationalité naturelle? Était-ce une trahison? Comment justifier ma démarche
dans ce cas? Une petite musique de reproche que j’entends en boucle entre mes
oreilles. Comment est-ce que vous pouvez renoncer à la nationalité de votre
pays et demander la protection d’un autre pays, même si votre pays a failli à
assurer votre sécurité?
À l’idée de demander
l’exil politique, toutes sortes de questions vous submergent. Quelle est la
signification exacte de quitter son propre pays? L’incriminer et le rendre
responsable et coupable de votre situation. Est-ce que vous le reniez? Et si
vous prenez une autre nationalité que va-t-il advenir de votre première
nationalité? Est-ce que vous allez la perdre? Et quelles seront les
conséquences? La nationalité est-elle un objet qu’on peut posséder? Là, tout se
complique. Qu’est-ce que ça veut dire exactement le terme nationalité? La
nationalité se conserve-t-elle? Peut-on l’acquérir? Peut-on la rejeter? Peut-on
l’adopter? Cherchons le sens ou les sens? Le dictionnaire avance ceci.
La nationalité est l’appartenance
juridique d'une personne à la population constitutive d'un État.
Cette définition ne me rassure pas, trop abstraite. L’État est lui aussi, une
entité abstraite. C’est un groupe humain uni par une communauté de
territoire, de langue, de traditions, d'aspirations, et qui maintient ou
revendique son existence en tant que nation. Là aussi, je suis perdu, car
je n’ai jamais revendiqué aucune nationalité. C’est un groupement
d’individus ayant la même origine, ou tout au moins une histoire et des
traditions communes. Celle-ci est plus ou moins acceptable, parce que je
partage avec mes concitoyens une histoire et des traditions.
Je me cherche, certes, des
justifications. Je peux, éventuellement et facilement, partager une autre
histoire et d’autres traditions avec d’autres êtres humains sans renoncer à mon
identité primaire. En réalité, personne ne pourra jamais vous enlever vos
croyances et vos convictions, parce qu’elles ne s’enlèvent tout simplement pas.
Et je n’ai pas déserté le champ de bataille par couardise, j’ai juste compris
que c’était une confrontation fratricide dont personne n’en sortira indemne. La
guerre civile est une faucheuse qui ne distingue pas l’ami de l’ennemi.
L’exilé potentiel n’a pas
quitté son pays par souci de changements ni de découvertes de l’ailleurs ni de
gaieté de cœur. C’est une force majeure
qui l’a arraché à sa patrie. Se détachant de sa terre dont il est enduit même
s’il part loin, très loin, il gardera sa poussière dans ses semelles.
Alors, les yeux dans les
yeux, je dis à l’agent aux frontières, je suis là devant vous et je demande
l’exil politique. Là, le coup est parti : le couteau dans le dos de mon
pays ! Des sentiments contradictoires m’habitèrent alors. Tout d’abord la
honte, en dénonçant implicitement mon pays; la colère ensuite, face à toutes
les raisons qui ont motivé ma demande d’exil; la crainte également d’être
rejeté après cette « ignoble » accusation et enfin l’appréhension, le
saut dans l’inconnu qui est aussi effrayant.
Plus tard, par dépit ou
par contrariété, j’ai frontalement abordé, dans un écrit[1], la notion même de
nationalité. La Nation, petit fils, n’a pas d’esprit. Elle est bête et
éhontée et celui qui la chevauche le mène droit dans le trou. Méfie-toi
de la Nation, elle pue, la Nation est un pus. Cette substance gluante en
dégoulinant, elle atrophie toute vive raison. Elle souille tous les rivages de
l’esprit. Les humains sauront vivre en paix lorsqu’ils apprendront à rejeter
les avances de cette prostituée nationale. Et voilà, le compte est réglé
avec la nation et la nationalité.
Le réfugié en réalité, même s’il renonce à sa nationalité naturelle, aucune autre ne la remplacera, ou du moins ne l’effacera complètement. Tout exilé est de crainte et d’incertitude. Immigrant un jour, immigrant pour toujours.
C’est
cette masse de lectures qui, un jour d’automne, à Washington D.C., dans un café
à Adams Morgan où je me retrouvais seul après le travail, a provoqué l’irruption
du magma de l’écriture. Elle ne s’est jamais arrêtée depuis.
À
Washington D.C., je travaillais de 9h à 16h dans un petit restaurant non loin
de la Maison-Blanche. Après 16h, j’avais tout le temps devant moi avant d’aller
dormir. Que faire dans une ville où vous ne connaissez personne et dont la
langue courante vous empêche d’interagir avec ses habitants. J’écrivais des
lettres à ma famille, mais ces lettres étaient interminables. J’écrivais sur les
petites serviettes du café. À la fin de la journée, c’est une énorme pile de
serviettes que je remettais dans les poches avant de rentrer dormir. C’est
ainsi qu’a commencé mon aventure avec l’écriture.
Une
fois convaincu que c’était bien de la poésie que j’écrivais, j’ai cherché les
endroits, les places où l’on déclamait la poésie. Je suis allé à plusieurs
soirées, j’écoutais et je comprenais même si c’était en anglais. Je me
reconnaissais dans ce qui était dit et lu. J’ai même rencontré dans un de ces
endroits, le petit-fils de Jibran Khalil Jibran. Et puis, petit à petit, j’ai
enfin eu le courage de demander à faire une lecture, mais en français. J’avais
tellement besoin de partager ce que j’écrivais, surtout des textes sur la
guerre civile en Algérie. Mais quel soulagement de dire à haute voix un texte
sur la disparition brutale de mes amis et de mes camarades! Cela se passait à Washington
D.C. !
En
arrivant à Montréal, j’étais presque convaincu que mes écrits avaient une certaine
teneur littéraire. La fréquentation du milieu littéraire et la participation
aux soirées de poésie qui se donnaient un peu partout dans la ville et
l’accueil que me réservaient les organisateurs et le public m’avaient confirmé
dans mon nouveau rôle. Cependant, j’hésitais encore à me présenter en tant que
poète. Ce n’est qu’après plusieurs publications, qu’on commence à se sentir
appartenir à cette étrange communauté.
Et
comme je le disais au début de ma confidence, le questionnement de l’écriture
en exil et dans une langue étrangère ne commence à émerger et à triturer vos
méninges qu’après l’accueil réservé à vos œuvres dans votre nouvelle société.
C’est sa réception qui vous renvoie de nouveau à votre pays d’origine. Un poète
de Montréal qui a piloté un projet de publication de poèmes dans les stations
de métro me disait, une fois que je l’ai croisé dans la rue, mon tour viendra
quand la thématique de l’exposition portera sur le soleil. J’ai compris, à ce
moment-là, qu’on ne voyait dans mon œuvre que le côté exotique. Je reviendrai
sur cet aspect un peu plus loin.
L’exilé
charrie sa culture d’origine, l’innée et l’acquise. L’enfance, proche
ou lointaine ne vous quitte jamais. Ce qui surprend, c’est qu’il ne la
découvre dans son entièreté et dans sa pesanteur qu’en exil, à l’étranger, au
contact d’une autre qui commence à frayer un chemin dans les dédales de son
identité. L’étranger s’adapte disait Nancy Huston.
L’étranger
se retrouve à comparer tout le temps entre son pays natal et son pays
d’accueil. C’est une comparaison permanente, je dirais : une condamnation
à perpétuité ! Les premiers temps, toutes les nouveautés lui semblaient
temporaires et passagères, mais, avec le temps, il comprend qu’il est enfermé
dans cette bulle, pris dans les mailles de cet interminable entre-deux.
Ici,
ce n’est pas comme chez lui. D’aucuns l’appellent « le choc
culturel », mais ce n’est pas vraiment cela. Lui, il connaissait cette
culture à travers ses voyages et ses lectures et ses fréquentations
universitaires et livresques. Malgré cela, Quitter son pays, vivre dans une
autre culture et une langue étrangère, c’est accepter de s’installer à tout
jamais dans l’imitation, le faire semblant, le théâtre.[2] Cette phrase de Nancy Huston qui a
écrit toute son œuvre en français ou presque, me parle énormément à présent. Je
me reconnaissais dans le jeu et le faire semblant. Et j’ai même écrit un roman
qui porte un titre fort significatif, « Le joueur ».
Vous
commencerez à comprendre les codes de la société et à acquérir certaines de ses
valeurs, parfois de manière inconsciente, qu’après votre atterrissage dans
votre pays d’accueil qui doit durer au moins trois ans, disait un ami, installé
au Canada depuis les années 1970. C’est dire que vous serez capable de
déchiffrer le non-dit, le gestuel et capter toutes les nuances du parler, le commun
et le soutenu. Lorsque les mille syntagmes opaques deviennent enfin
transparents que l’on commence à connaitre réellement une langue. Les langues
ne sont pas seulement des langues, ce sont aussi des world views, c’est-à-dire
des façons de voir et de comprendre le monde.[3]
L’exilé,
tout en acquérant un nouveau bagage de son pays d’accueil, il perd en même
temps au fil du temps un autre bagage. Cette richesse a un prix. Le temps qu’il
a passé à l’étranger est soustrait du temps de son pays. C’est un temps perdu
auprès de ses semblables. Ce temps familial, social et politique, il ne l’a pas
vécu. « Et un jour, il vous faut reconnaître que vous ne partagez plus
les valeurs de ceux qui vous ont engendré, ceux qui vous ont parlé, chanté,
choyé, nourri dans la chaleur et la complicité de la maison familiale.[4]
L’exilé
cherchera son ici dans son ailleurs, mais son ailleurs n’est pas son ici.
C’est ce que j’ai développé dans un récit publié en 2017[5]. Ni d’ici, ni d’ailleurs, mon
ailleurs n’est pas d’ici et il n’est plus mon ailleurs et mon ici est un
ailleurs, je ne suis plus de là-bas et je ne serai jamais d’ici, je ne suis ni
d’ici ni d’ailleurs. Je suis cette présence incurable qui ne distingue plus son
nord glacial de son sud infernal. Désormais, il ne sera de nulle part, d’où
son inéluctable détachement et son inclination au jeu. Il relativisera tout,
les grandes réflexions philosophiques comme les notions politiques du
nationalisme, du patriotisme et de l’appartenance à une croyance ou à une
autre. Le patriotisme, un attachement arbitraire, l’amour est relatif, la
parenté, aléatoire. Dans le théâtre de l’exil, c’est la mutilation.
Écrire
dans une langue autre que sa langue maternelle, c’est un autre exil, l’exil de votre
propre langue dans une langue étrangère. En effet, écrire dans une langue
étrangère est une question très embarrassante, elle m’occasionne un prurit
continuel depuis que j’ai pris conscience de mon statut d’écrivain de la
diaspora ou de l’immigration ou de l’ailleurs, selon les différents intervenants
du milieu littéraire québécois. Des questions inédites surgissent dès que vous
commencez à réfléchir à cette situation. Vous vous demandez pourquoi écrire,
pour qui écrire, vous vous adressez à qui, vous rapportez à qui. Est-ce que je
m’adresse à mes nouveaux concitoyens québécois et canadiens? Est-ce que je
rapporte à mes anciens compatriotes algériens? Est-ce que j’écris aux communautés
diasporiques, aux immigrants et autres expatriés? Je n’ai pas eu de réponses
satisfaisantes après 7 ans de grève d’écriture. Je n’écris, désormais, que pour
moi-même, pour mon propre plaisir et pour le jeu, c’est ce que j’ai trouvé
comme justification pour reprendre mes activités littéraires.
Il
y a quelques années, j’ai eu une discussion très animée avec des collègues
écrivains algériens et je reconnais avoir été assez agressif à l’époque. Je
disais justement que l’écrivain qui s’exprime dans une langue étrangère est
doublement ou peut-être même triplement aliéné. D'abord, l'écriture dans une
langue autre que sa langue maternelle est le premier paradoxe. Son art sert une
langue étrangère, il lui apporte de nouvelles images, une nouvelle tonalité.
S’il réalise une envolée esthétique ou une gymnastique syntaxique ou
sémiologique dans cette langue, il enrichira cette même langue. La littérature
appartient à sa langue. En deuxième lieu, il écrit pour les natifs de sa langue
d'écriture et non à ses compatriotes qui ne maîtrisent plus cette langue. Il
rapporte donc, à l'Autre, au lieu de rapporter à ses propres concitoyens. C’est
le deuxième paradoxe. En troisième lieu, ses écrits sont jugés, appréciés et
critiqués par des autorités littéraires de sa langue d'écriture, la reconnaissance
de son œuvre ou de son talent viendra de l’Autre. C'est une situation inédite,
surtout pour un écrivain algérien ou maghrébin. Y aurait-il un résidu de
colonialisme ou disons un néocolonialisme dont il n’est même pas conscient ? Et
quelle est la nature de la réception de ses œuvres par les milieux littéraires?
L’accueil
réservé aux œuvres de ces écrivains diasporiques est lui aussi problématique à
plusieurs égards. Tout d’abord le formatage esthétique et idéologique, Malek
Alloula parle « d’indigénisme littéraire ». Il disait: j’abhorre
à l’extrême ces textes que porte et soutient l’exotisme le plus trivial (i.e.
la version relookée de l’indigénisme d’antan) que vient conforter un
autodénigrement de bon aloi et tous azimuts, qui dans cet Occident triomphant
sont devenus la monnaie indispensable pour avoir droit à un bien dérisoire
ticket d’entrée.
Il
n'y aura d’échos à votre œuvre dans le microcosme littéraire et médiatique que
lorsque votre travail artistique présente des traits exotiques ou épousant les
valeurs et les idées dominantes de la société d’accueil. Le moment où vous
portez un regard critique sur cette société, l’institution littéraire détourne
les yeux et t’oublie.
Kaoutar
Harchi[6] parle, elle, de ces écrivains
dits "étrangers" ou encore "francophones", (qui) sont
appelés à investir plusieurs espaces nationaux à la fois, à écrire dans
certaines langues plutôt que dans d'autres, expérimentent cette situation d'une
"indécidabilité" de la position, (selon) l'expression de Danny
Laferrière. Que faire ? Conquérir l'autonomie ? N'être ni le représentant d'un
peuple, ni d'une langue, ni d'un pays, comme le disait N. Huston.
Mohammed
Dib[7], lui aussi avait une position sans
équivoque sur le traitement que réserve l’institution à la littérature dite
d’expression française. « Curieux comportement des critiques français
et européens en général à l’égard de nos livres. Ils ne jugent jamais en toute
innocence l’œuvre d’un homme qui écrit, mais d’un Maghrébin, lequel doit
justifier à chaque ligne sa condition maghrébine, condition à laquelle on le
ramène sans cesse, par tous les détours du raisonnement, et par tous les moyens
et dans laquelle on l’enferme à la fin aussi sûrement et définitivement que
possible. L’écrivain maghrébin à leurs yeux est d’abord et spécifiquement
maghrébin, puis, ensuite, et accessoirement en quelque sorte, en tout cas très
peu spécifiquement, écrivain. » Ce regard de Mohammed Dib est aussi le
mien sur la réception des œuvres de la diaspora algérienne et plus généralement
maghrébine par l’institution littéraire du Québec et du Canada. Contre toute
apparence, ces critiques posent sur l’écrivain maghrébin un regard qui éloigne,
qui sépare, qui verrouille, et condamne à la spécificité sans recours, sans
issues.
L’écrivain
diasporique est finalement cerné de toutes parts. Certains d’entre eux sont
conscients de tous ces pièges, d’autres le sont moins. Ces derniers jouent, je
l’ai déjà souligné, le rôle qui leur a été assigné soit d’auteurs domestiqués,
soit de voix de l’immigrant assimilé et fier de l’être. Quant à la première
catégorie qui n’entre pas dans le jeu des institutions, ses représentants
jouent leur carrière à la roulette russe, soit que leurs œuvres s’imposent par
la puissance et la qualité de leur art, ils rencontrent ainsi leur lectorat et
contribuent à l’émancipation de voix singulières et originales, soit ils
échouent dans leurs tentatives de s’imposer et ils se retirent de la scène la
tête haute. Je pourrais, donc, en
reprenant la vision des pataphysiciens, qualifier ces auteurs de vecteurs d’une
agitation désintéressée, car ils sont détachés. Leur positionnement est
de l’ordre d’une tangente dans un espace géométrique. Ils sont au
contact, à la surface de tout. Curieux et passionnés, immergés dans leur
époque, ils n'en partagent ni les idéaux ni les valeurs. Naturalistes de la
chose anthropologique, ils ne s'y engagent qu'en enchérissant et n'y participent
qu'en toute lucidité à la manière d'un jeu susceptible de leur donner de
l'agrément.
[1] Le Joueur, Édition Beroaf, Montréal, 2013.
[3] Nancy Huston, Nord perdu
suivi de Douze France, Actes Sud/Léméac, p. 51.
[4] Idem p. 24.
[5] S.E.K Beddiari, Adel,
l’apprenti migrateur, Mémoire d’encrier, Montréal, 2017.
[6] Une table ronde intitulée
"Vers une littérature post-nationale ?" Sorbonne, Amphi Durkheim, Paris.
[7] Culturas del Mediterráneo, n° 19,
Madrid, Ibersaf Editores, Revue Hesperia, juin 2015.