vendredi 13 septembre 2013

L’islam politique ou la «salafisation» de la société





L’islam politique ou la «salafisation» des sociétés arabes

 La «salafisation» de la société, cas de l’Algérie

Réminiscences
L'islam politique est la question de l'heure. Le sujet occupe une large place dans le quotidien de plusieurs milliers de personnes et dans l'actualité du Québec et du Canada. En tant que citoyen issu de la culture arabe et musulmane, je voudrais témoigner du passage de la vague islamiste qui a déferlé sur l'Algérie, mon pays d'origine, pendant les années 1980. J'ai commencé à enseigner en 1978. Durant les deux premières années de mon travail, il n'y avait aucune fille voilée dans mes cours. En 1994, ma dernière année d'enseignement, la majorité de mes étudiantes étaient voilées. Le corps professoral féminin avait suivi la même courbe.

Par « salafisation », j’entends l’influence multiforme que les différents mouvements islamistes ont exercée et exercent encore sur l’ensemble de la population musulmane par le biais de leur littérature politico-idéologique et leur activisme. L’impact de leurs actions sur la population et sur le fonctionnement de l’État est attesté dans la majorité des pays musulmans. On peut le constater à la lumière des changements introduits à l’intérieur de chaque pays (application de la « chari’a » au Soudan, adoption d’un code de la famille inspiré par la « chari’a » en Algérie, dénomination à connotation islamique du Parlement qui devient « Majless Achoura » …) et dans le comportement des citoyens de ces pays (utilisation d’une phraséologie islamiste, argumentaire à caractère théologique dans l’enseignement[1], accoutrement « islamique » …) 

Naissance de l’islam politique, bref survol historique
On situe, généralement, la naissance des mouvements islamistes au début du XXe siècle. Hassan Al-Banna, l’égyptien a entrepris dès les années 1930 une activité militante en créant l’association des Frères musulmans qui a abouti à la mobilisation de larges couches de la population, avant et après les deux guerres de 1967 et de 1973 contre Israël. Sayad Qotb, condamné à mort en 1966 par le régime de Nasser, était le théoricien des idées de son prédécesseur Al-Banna. Il avait posé les fondements théoriques de l’islamisme moderne. Depuis, le mouvement n’a cessé de croître pour s’étendre à l’ensemble des pays arabes et musulmans.
En plus des frères musulmans, il faut, aussi, citer l’idéologie wahhabite qui propageait un islam rigoriste que la monarchie saoudienne essaye d’exporter dans les autres pays musulmans. Enfin, l’islamisme chiite qui a pris le pouvoir en Iran en 1979 n'a jamais lésiné sur les moyens du jeune État pour faire la promotion de son modèle pour tous les Chiites du monde[2].

Géopolitique de la région à l’apparition des idées islamistes.
À l’époque de cette naissance (début du XXe siècle), l’ensemble des pays arabo-musulmans était encore sous occupation coloniale ou sous protectorat. Le mouvement de libération anticoloniale semble avoir mobilisé sur une base idéologique et politique séculière, sous l’influence des courants philosophico-idéologiques européens. Une forme de résistance se reconnaissant dans l’islam comme projet politique existait, mais était en fait faible et minoritaire. Au lendemain des indépendances, les états islamiques ont tous adopté (à quelques rares exceptions) la forme des États-nations inspirés du modèle européen. Durant cette période, les idéologies socialisantes menaient la marche dans tous les pays récemment libérés de la tutelle coloniale. (Algérie, Égypte, Syrie, Liban, Irak, Tunisie…) à l’exception de quelques vieilles monarchies islamiques (Maroc, Arabie Saoudite, Yémen).
Après l’échec du nationalisme arabe de Nasser d’Égypte et des partis Baath (Irak et Syrie), un courant se réclamant d’une orientation exclusivement islamique, prenait de plus en plus de poids et d’espace. Il faut indiquer, à ce stade, que les pays de la péninsule arabique, qui n’ont jamais adhéré au mouvement séculier du panarabisme, activaient depuis plusieurs décennies dans la direction de sa défaite et son remplacement par un panislamisme dont l’Arabie Saoudite et les monarchies islamiques seraient le fer de lance. L’enrichissement soudain de ces pays, après la hausse du prix du pétrole, leur avait permis d’investir massivement dans les nouveaux mouvements islamistes disséminés un peu partout dans le monde musulman et ailleurs. Le Wahhabisme[3] s’est toujours méfié des orientations nationalistes de l’Égypte et de l’Algérie[4].
Le front formé par des pays dont l’orientation politique se situait largement à gauche (Syrie, Irak, Algérie, Yémen du Sud, Libye) représentait un danger de plus en plus évident et dérangeant pour le Wahhabisme. Les pétrodollars en abondance allaient financer des mouvements caritatifs vecteurs d’un islamisme multiforme qui infestera les pays cités ci-dessus qui connaitront par la suite de graves événements de rébellions islamistes.

Implication de l’Occident à travers les États-Unis
Les États-Unis qui ont remplacé les anciennes puissances colonialistes (France et Angleterre en particulier) au lendemain de la IIe guerre mondiale manifestaient un intérêt soutenu à l’égard du Moyen-Orient. L’alliance de défense entre les États-Unis et l’Arabie Saoudite semblait être une orientation stratégique. D’abord, il fallait contenir l’influence de l’Union Soviétique dans la région et la bloquer dans son expansion. Et, du même coup, s’occuper des partis Baath en Syrie et en Irak laïcs convaincus et du nassérisme promoteur d’un panarabisme séculier et socialisant. Les pays qui épousaient ces idéologies allaient se retrouver en face d’un redoutable islamisme violent et menaçant le fondement de leurs régimes. L’Irak a été poussé à combattre la nouvelle révolution iranienne naissante. Les combattants afghans se sont débarrassés des forces soviétiques avec des bataillons de soldats volontaires provenant des pays arabes, attirés par la guerre sainte contre les athées communistes. On remarquera à ce niveau que les «mujahidines» venaient aussi de la Palestine[5], ils jugeaient prioritaire la lutte contre les Soviétiques. Ben Laden finançait l’effort de guerre avec les fonds de l’Arabie Saoudite et la complicité de la CIA.

La société traditionnelle algérienne, bref survol historique
En 1962, l’Algérie accède à son indépendance après une longue et féroce guerre contre l’occupant étranger qui fera plus d’un million de morts et provoquera une rupture brutale et radicale avec la France et le bloc capitaliste. Les espoirs étaient immenses chez toutes les couches de la population ainsi que chez leurs élites. Désormais libres et sans tutelle, les premiers fondateurs de la République algérienne ne pouvaient qu’être anticolonialistes et anti-impérialistes militants. L’orientation socialiste était par conséquent l’unique et presque naturelle option chez les dirigeants algériens. Le colonialisme durant sa longue présence (132 ans) avait détruit tous les repères identitaires de la société. Ce qui est resté vivace et en contradiction directe et ouverte avec le colonialisme français "chrétien", c’était l’appartenance religieuse à l’islamité et culturel à l’arabité. L’association des Ulémas algériens[6], créée dans les années 1920, jouait le rôle de cette protection du patrimoine religieux et arabo-musulman en profitant de la loi laïque de 1905 autorisant la constitution de ce genre d’associations. Au lendemain de l’indépendance, l’idée était encore présente dans l’esprit des nouveaux dirigeants : séparation entre le religieux et le politique. Ce que les Ulémas et autres courants conservateurs rejetaient avec force. On se souvient que durant le lancement de la révolution agraire en 1972 (nationalisation du foncier agricole), leur propagande insistait sur le caractère impie de cette entreprise. Les grands propriétaires terriens faisaient justement alliance avec les nouveaux Ulémas et autres islamistes pour combattre cette orientation. Ces derniers prendront bientôt leur revanche après la crise économique de la fin des années 1980 provoquée par la chute des prix du pétrole. Cette crise a mis au jour une nouvelle force politique au sein de la société. Le virage libéral sera négocié laborieusement avec cette nouvelle force qui revendique un statut de représentant des couches sociales défavorisées et aussi avec l’ancienne caste du parti unique (enrichies par le patrimonialisme de l’État) qui ne voulait pas perdre ses privilèges ni abdiquer sans assurer leur avenir. Cette confrontation allait engendrer les émeutes populaires d’octobre 1988[7].

Le voile classique ou la femme recluse
Avant l'avènement de l'islamisme en Algérie, la question du voile se posait différemment.
Aux lendemains de l'indépendance, le régime algérien avait opté pour une orientation socialisante de sa politique nationale. Il a mis l'accent sur une éducation de masse (2000 étudiants en 1963, 345654 en 1987-88) de tous les enfants : filles et garçons. Au sein de la société l’instruction avait un fort caractère positif, et l'islam encourageait lui aussi « talab al 'ilm » (l’instruction) L'éducation représentait pour le régime un moyen d’homogénéiser les éléments d’une identité nationale à construire et promouvoir son programme politique, et pour le peuple un moyen de promotion dans l’échelle sociale.
Dans les milieux conservateurs, on ne permettait pas aux filles de poursuivre leurs études au-delà du cycle primaire. Elles seront cloitrées, obligées de rester à la maison (m’hajba)[8] dés l’âge de la puberté. Cependant, la pression émancipatrice du régime allait influer sur la mentalité du peuple surtout dans les villes.
Dans les grandes villes, la proportion filles-garçons dans les écoles était plus ou moins égale, les parents, par mimétisme ou par soumission à la volonté du régime « progressiste » ou par conviction, laissaient leurs filles terminer leurs études secondaires et parfois universitaires. Par contre dans les villages et à la campagne, la scolarisation des filles restait très inférieure à celle des garçons.
Dans le milieu rural, il était délicat, plutôt difficile, de laisser sa fille entreprendre des études au-delà de la 6e année primaire. L’orientation moderniste du système se heurtait aux traditions conservatrices de la population rurale. Il faut dire que du temps des premières années de l’indépendance (les années 1960) et même avant, durant le colonialisme, les femmes ne sortaient pas seules et non voilées. Quand elles sortaient, elles mettaient une «m’laya»[9] ou un «haik», une sorte de voile  qu’on confectionnait à partir d’un large et léger tissu blanc en soie ou en coton, porté surtout dans le centre et dans l’ouest de l’Algérie. La femme «m’hajba »[10], c’est une femme cloitrée. Elle ne pouvait plus sortir sans être accompagnée par un membre mâle de la famille et elle devait mettre  la « m’laya »ou le « haik ».
Un double standard caractérisait cette époque, dans les centres urbains (profondément occidentalisés), les femmes sortaient dévoilées pour leurs études ou leur travail, alors que dans les villages on met fin à l’éducation des filles dès la fin du cycle primaire. Il faut mentionner, toutefois, que même dans les grandes villes, quand la fille n’a plus de raisons suffisantes pour sortir de la maison (études, travail …) elle restait, elle aussi, cloitrée et ses sorties seront matière à négociations avec le chef de la famille.
L’éducation a, en quelque sorte, permis aux filles de sortir de la maison sans surveillance, et a participé à l’émancipation des femmes. C’était l’objectif du régime «progressiste» de la nouvelle Algérie à l’époque de la révolution socialiste, mais cela ne va pas durer longtemps, comme on le verra plus loin avec l’avènement de l’islam politique.

L’intrusion de l’islamisme dans les affaires de la famille
L’intrusion de l’islamisme, semble, tomber à pic, pour une large partie de la population féminine ainsi que pour de nombreux parents. Au début des années 1980 quand les premiers hijabs ont fait leur apparition à l’université. Ils soulevaient beaucoup de railleries de la part des jeunes, mais, l’extraordinaire propagande des islamistes allait influer fortement et durablement sur la population et généralisera le phénomène naissant du port du hijab.
Les filles dans les écoles secondaires et dans les universités se « hijabisent » en masse. Du coup, la pression des parents conservateurs est retombée à son plus bas degré.  Du moment que leurs filles sortaient voilées, cela ne leur posait plus un problème de conscience relié à la tradition et à la religion. Si les enseignements de l’Islam exigent le port du voile, soit! Les femmes peuvent sortir de la maison (ne plus rester cloitrée) sans soulever de questions d’ordre moral.
Cette situation semble avantager les femmes des villages et des campagnes. D’un statut de recluse, enfermée, cloitrée dans la maison, elle s’émancipe en dévoilant son visage, elle devient une personne à part entière, son identité est affichée, en comparaison avec la «m’laya» ou le « haik » où son visage était caché.
De ce point de vue, on peut considérer que le voile dans sa première forme, arrivé avec la première version de l’islamisme à libéré, d’une certaine manière, la femme. Cela lui a assigné une identité propre et une personnalité affichée, puisqu’elle pouvait sortir sans être accompagnée ni porter un masque sur son visage.
Cette situation n’allait pas durer ni arranger tous les islamistes, la surenchère dans la réislamisation de la société battait son plein. De l’influence des frères musulmans, les Algériens passaient à celle des wahhabites et des « salafistes». Ces derniers courants professaient une lecture stricte des textes religieux et proposaient un voile intégral, le « niqab »[11] pour les femmes.  
Après avoir recouvré son identité et affiché son visage avec la première forme du voile, la femme est appelée maintenant à se couvrir totalement si elle aspire à participer et à jouer un rôle dans la vie de la société. La femme revient à la case de départ, celle de la réclusion, elle perd de nouveau son identité publique.

L’émergence de l’islamisme en Algérie
En Algérie, dès le début des années 1970, le mouvement islamiste, à travers le groupe des frères musulmans, luttait ouvertement contre les orientations socialistes du régime. Avant d’arriver à l’apogée de leur force, les islamistes ont travaillé en profondeur la société algérienne. Dans les années 1960-1970, il était rare de voir des femmes voilées à la mode islamiste avec le hijab dans les écoles et les universités algériennes. Au début des années 80 et sous l’influence des frères musulmans et le Wahhabisme militant apparaissent des femmes surtout des étudiantes accoutrées d’un ample vêtement et portant un foulard qui cachait les cheveux et la nuque. Un vêtement sans forme couvrant tout le corps de la femme de la tête aux pieds et un « khimar »[12] ajusté au pourtour de la tête qui ne laisse apparaître que le visage au contraire du foulard traditionnel que les femmes jettent sur leur tête sans forcément couvrir toute la chevelure.

Les associations caritatives et les groupes de la prédication
À la fin des années 1980, des associations caritatives en tout genre et aux dénominations significatives (association islamique d’alphabétisation, de l'éducation des adultes, des femmes, de l’enseignement du coran et du hadith, de la sensibilisation des femmes aux préceptes de l’islam et à l'habit musulman) faisaient leur apparition jour après jour, facilitée par la nouvelle loi sur la constitution des associations votée par le Parlement après les émeutes d’octobre 1988. Sur le plan politique, une mobilisation sans précédent touchait toutes les couches sociales, il ne se passe pas un jour sans qu’il y ait une manifestation contre une chose ou pour une autre. À titre de démonstration de force et d’occupation du terrain, les revendications se multipliaient et se succédaient, celle des professeurs musulmans, des enseignants musulmans, des ouvriers musulmans, des infirmières musulmanes, des femmes musulmanes, des étudiants musulmans.
Durant ces manifestations, la récitation du coran est diffusée à travers des haut-parleurs dans les mosquées avant et après les prières. L'appel au jihad est lancé à tout bout de champ : pour abattre le « taghout», le pouvoir despotique, pour libérer la Palestine, pour aider nos frères en Irak, pour soutenir les Tchétchènes, les Albanais, les Bosniaques...

Le retour des « afghans »  ou les manifestations ostentatoires
Au retour des ''Afghans'', c'est ainsi qu’on appelait les Algériens volontaires partis aider leurs «frères mujahidines» en Afghanistan, la rue a pris de nouvelles couleurs. Après avoir mené la guerre sainte aux ennemis de Dieu, ils rentrent en vainqueurs, beaucoup d'entre eux portaient des barbes rougies au henné et avaient les yeux dessinés au «khol». Vêtus en « qamis» ou en tenue afghane (une tunique passée par-dessus un pantalon), ils se déplacent en groupe pour aller à la mosquée accomplir leur devoir de prières. Ils sont très actifs et leur accoutrement est très visible (ostentatoire, on dira aujourd’hui), ils voulaient se distinguer des autres algériens et aussi des autres islamistes non «mujahidines». Ils s’occupent des souks et du commerce parallèle ou « trabendo» (contrebande). Ils étalaient leurs marchandises à même le sol aux alentours des mosquées et dans les places publiques. Ils vendaient des produits de propagande islamiste : ambre, aoud, khol, tissus pour les hijabs, tenues afghanes, qamis, khimar, des manuels du bon musulman ( les règles de la prière, de la zakat, d’al-hadj, du mariage, du jeûne, jusqu'aux traités de théologie ): Ils faisaient circuler des cassettes et des vidéos de prédicateurs célèbres du proche et Moyen-Orient et celles des prêches des leaders locaux  comme Ali Belhadj[13] et autres propagandistes des frères musulmans qu’ils appellent Dai'a (missionnaires). Tout passe, des imams wahhabites jusqu'aux «apostolats» Al-Zandani le Yéménite et Didat le Sud-Africain et Cat Stevens (Youcef) le chanteur Anglais.

Occupation du terrain
L'ouverture démocratique après les émeutes d’octobre 1988, a permis pour la première fois dans l'histoire de l'Algérie, la liberté d’expression. Tous les droits démocratiques sont rétablis, du droit à l'expression jusqu'à la constitution de partis politiques. Le paysage audiovisuel changeait à vue d'œil, d'un discours monolithique, l'espace médiatique devenait pluraliste. On pouvait désormais entendre des voix contradictoires sur les chaînes de télévision et à la radio. Les différents protagonistes de la société avec tout le spectre politique étaient présents en toute équité et égalité. Les médias écrits reflétaient, eux aussi, dans leurs articles cette nouvelle réalité. Un seul parti, le FIS[14], allait profiter de cette situation par son opposition radicale au pouvoir. Il occupera tout l’espace politique et médiatique à travers une stratégie de prise du pouvoir par la mobilisation la plus large de la population et par une redoutable organisation paramilitaire.
 
Les islamistes à la conquête du pouvoir municipal
Cette ouverture politique s'accompagnait d'une ouverture économique, en fait une libéralisation sauvage, tous les monopoles d'État sautaient et tombaient l’un après l'autre. Le marché sera tout de suite inondé de produits qui provenaient de partout. Les islamistes n'allaient pas manquer cette aubaine. Après les premières élections municipales libres en Algérie, remportées dans leur grande majorité par le FIS, les islamistes vainqueurs ont commencé à introduire des changements dans tous les domaines de la vie quotidienne du politique à l’économique en passant par le culturel. Au fronton des nouvelles mairies islamistes, la devise « par le peuple et pour le peuple » est remplacée par « municipalité islamique »

Les premières mesures des islamistes
Les municipalités « islamiques » installaient et géraient des marchés islamiques où on pratiquait des prix abordables pour les ménages. Des foires du livre «islamique» se déroulaient un peu partout à travers le pays. Le bazar islamique a fait irruption dans la société algérienne, dans les souks, on trouve de tout, du tapis de la prière jusqu'au «khol»[15] pour les yeux des militants en passant par une multitude d'articles: des huiles essentielles, l’ambre, le parfum préféré du Prophète, tissus pour les hijabs, tout l'attirail qui permet aux musulmans de s'habiller à la mode islamique version fondamentaliste. Les slogans sont directs et expéditifs, une réislamisation de masse avec en prime un «package» vestimentaire et un autre comportemental, sociétal et culturel est proposée par le nouveau parti. Les mesures islamiques prises touchent à tout le système, depuis l'éducation dans les garderies jusqu’à l’enseignement supérieur, de l'abolition de la mixité dans les écoles et les transports publics jusqu’à la fermeture des salles de cinéma et des cafés bistrots. Des « masjad », petites mosquées poussaient comme des champignons dans tous les quartiers de la ville. Les syndicats islamistes exigeaient des « mussala », espaces de prières dans les grandes administrations, dans les universités et dans les entreprises.

Le triomphe des idées islamistes, et nouvelle terminologie et nouveau lexique
Des termes et des mots à connotation islamique et un lexique propre à ce mouvement entraient dans le langage courant des Algériens. Les formules de salutation entre les gens prennent une couleur islamiste : au lieu du bonjour ou du bonsoir, on a introduit Assalam ailoukoum, au revoir, ila allika est remplacé par à demain inchallah, les expressions d’exclamation, d’encouragement s’islamisent aussi en macha allah, allah fi aounek, la bismallah ( au nom de Dieu...) est prononcée autour de tout acte, comme commencer à manger, commencer à travailler, commencer une affaire, commencer une relation…
Les artères et les boulevards changeaient de noms, la rue Jean Jaures devient Omar Al Khatab, Anatole France, A. Azzam, la place de la révolution, place Abu Bakr. Les mosquées portaient aussi des noms évocateurs comme la mosquée Assuna ou Al-Rahman ou Omar Abd al-Aziz. La vie quotidienne est ponctuée et planifiée en fonction de l’horaire des prières. On se retrouve après l’« asr » (la prière de l’après-midi) ou avant « al-Icha» (la prière du soir) se lancent les militants au travail ou à l’école.

La littérature islamiste
L’endoctrinement ou l’idéologisation pour les islamistes passe aussi par la lecture, si on leur reproche souvent leur manque de culture profane qu’ils ne nient pas d’ailleurs, on leur reconnaît  par contre leur instruction religieuse. La diffusion du livre islamique est devenue leur activité principale à côté de la «da’wa», ( la prédication et le prosélytisme). Les titres sont variés et nombreux, cela va de la biographie du Prophète, les conquêtes du Prophète, les hadiths du Prophète, les femmes du Prophète, jusqu’aux petits manuels de vulgarisation et d’explication des différents rites, devoirs et obligations du bon musulman. : comment prier, comment faire ses ablutions, le hijab et ses vertus, de quel pied entrer dans la mosquée et de quel pied sortir des toilettes, etc..

L’islamisme passe par l’éducation des femmes
Pour les femmes, une multitude de conseils et de préceptes à travers de petits manuels et des «dourous» leçons, leur sont destinés, offerts, d’abord à la mosquée puis par les différentes associations islamiques relais des partis politiques islamistes. Ces « dourous » portent sur différents sujets : les devoirs de la femme musulmanes et ses droits, la place de la femme musulmane dans la société, l’obligation du port du hijab, comment obéir à son mari, comment s'habiller devant tel ou tel membre de la famille, qu'est-ce qui annule les ablutions, comment coucher avec son mari, de quel côté se mettre, le baiser  est-il licite ou illicite, faut-il prononcer la «bismalla»[16]avant un rapport sexuel, et d’autres questions du même genre foisonnent dans les manuels de la bonne musulmane.

L’habit fait l’islamiste
La mobilisation islamiste semble tenir énormément aux apparences pour se définir et s’identifier vis-à-vis des autres. Voici quelques effets vestimentaires typiques qui caractérisent et identifient le musulman militant et qui a tendance à se généraliser parmi tous les membres de la communauté.
Pour les hommes, il est indispensable d’avoir une barbe non très entretenue de préférence, avoir une coupe de cheveux très courte, s’habiller en tenue afghane ou pakistanaise, porter un « qamis» et une « chéchia»[17] blanche avec des sandales pendant la saison chaude, des espadrilles et un manteau par-dessus le « qamis» pendant l’hiver. L’utilisation des «sebha» et le oud de karfa pour se nettoyer les dents comme le faisait le Prophète. Pour les femmes, le hijab est obligatoire à porter quand on est dans un endroit public, au travail comme à l’école. Selon le degré de rigueur de la mouvance à laquelle, la femme appartient, elle aura à s’appliquer et suivre le modèle. De la plus stricte jusqu’à la plus libérale des interprétations, on aura l’ordre suivant : le «niqab» des «salafistes», la «burqa» des talibans, le hijab avec le masque sur le visage dans les milieux traditionnels, le hijab ordinaire qui ne laisse apparaître aucune forme du corps, le hijab libéral, un vêtement stylisé et coloré qui suit le goût et la coquetterie naturelle des femmes.

Conclusion
«L'islamisme, en Algérie, a perdu la confrontation armée, mais il a gagné la bataille de l'idéologie.» C'est le constat fait par un haut responsable américain au département d'État, spécialiste du Maghreb. J'abonde dans le même sens, pour dire que la société algérienne a connu deux grandes guerres, la première, pour se libérer de la domination coloniale - qui a nié jusqu'à sa personnalité - et qui a laissé des séquelles qu'on pourrait aisément retrouver dans les prémices du déclenchement de la deuxième guerre qui a opposé les Algériens entre eux. Le déracinement d'une population, la négation de la culture d'un peuple ne passent pas sans provoquer des soubresauts meurtriers à l'intérieur d'un ensemble humain. Cela dit, je pense que l'islamisme culturel, si j'ose la formule, aura devant lui un redoutable adversaire qu'on nommera la culture universelle, car une idéologie qui n'est productrice ni d'art, ni de science, ni de technologie, ni de philosophie, elle sera vouée tôt ou tard à l'échec. L'islamisme ne pourra pas évoluer indéfiniment, il saura s'assagir quand les pouvoirs autocratiques arabes, les monarchies du golfe et l'Occident cesseront de l'utiliser et de l'instrumentaliser et quand ce dernier traitera d'égal à égal avec le monde arabe et musulman et œuvrera réellement pour la promotion des valeurs de la démocratie et des droits universels de l'humain.
SEK Beddiari, octobre 2009



Bibliographie
Ouvrages consultés
Malek Chebel : L’islam et la raison (Perrin : France), 2005
Tariq Ramadan : Islam, le face à face des civilisations : quel projet pour quelle modernité? (Tawhid : É.U.), 2004
Meddeb, Addelwahab, La maladie de l'Islam, Éditions du Seuil, 2005.
Corm G., Le Proche-Orient éclaté 1956-2007, Gallimard, 2007.
Salah Stétié, Mahomet, Paris, pygmalion, 2000.
Rodinson, Maxime, Les arabes, Presse universitaire de France, 1985.
Ibn Hicham, La vie du prophète Mahomet, Paris, Fayard 2008.
Denise Masson, Coran français, Gallimard, 2002.
Régis Blachère, Introduction au Coran, Maisonneuve et Larose, 1991.
Gilles Kepel, Exils et royaume, Presse de la Fondation nationale des sciences politiques, 1994.
Henri Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Gallimard, 2003.
Laurens Henry, Le grand jeu: Orient arabe et rivalités internationales depuis 1945, Colin, Paris 1991.
Sabrina Mervin, Histoire de l'islam, Flammarion, 2001.



[1] Voir les manuels scolaires de l’enseignement public en Algérie
[2] Influence sur la communauté chiite au Liban et en Irak et dans une moindre mesure au Bahrayn et au Yémen
[3] Doctrine religieuse rigoriste, c’est le dogme musulman officiel de l’Arabie Saoudite
[4] Les saoudiens combattaient aux côtés des royalistes contre les républicains du Yémen qui étaient appuyés par l’Égypte de Nasser
[5] A. Azzam, un des dirigeant de la guerre en Afghanistan, il était un palestinien
[6] Association religieuse créée dans les années 1920 en Algérie
[7] Octobre 1988, soulèvement et émeutes populaires dans les grandes villes en Algérie
[8] M’hajba : littéralement voilée, mais surtout cloitrée ou recluse.
[9] M’laya : un voile comme le haik mais il a la particularité d’être complètement noir, on le porte dans l’est de l’Algérie
[10] La femme est mhajba (recluse) dès les premiers signes de la puberté
[11] Le niqab est un voile intégral (noir en général) qui couvre la femme de la tête aux pieds, c’est un vêtement ample et sans forme que la femme porte avec des gants et un masque sur le visage.
[12] Khimar, c’est la partie supérieure du hijab que la femme doit porter pour cacher sa nuque et ses cheveux
[13] Leader charismatique du mouvement islamiste algérien, Le numéro deux du parti FIS
[14] Le front islamique du salut, un parti politique crée après les événements d’octobre 1988 et qui remportera les élections municipales puis les législatives annulées par le régime en janvier 1992
[15] Un crayon noir, ancêtre du mascara que le Prophète mettait, une sunna que les « salafistes » observaient
[16] Formule par laquelle commence les «sourates» du coran, elle est utilisée par le musulman avant d’entreprendre toute action : Au nom de Dieu : celui qui fait miséricorde, le Mésiricordieux.
[17] Un képi de couleur blanche qu’on appelle aussi «araguia:» qui absorbe la sueur

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