L’islam politique ou la «salafisation» des sociétés arabes
Réminiscences
L'islam politique est la question de l'heure. Le sujet occupe une large place dans le quotidien de plusieurs milliers de personnes et dans l'actualité du Québec et du Canada. En tant que citoyen issu de la culture arabe et musulmane, je voudrais témoigner du passage de la vague islamiste qui a déferlé sur l'Algérie, mon pays d'origine, pendant les années 1980. J'ai commencé à enseigner en 1978. Durant les deux premières années de mon travail, il n'y avait aucune fille voilée dans mes cours. En 1994, ma dernière année d'enseignement, la majorité de mes étudiantes étaient voilées. Le corps professoral féminin avait suivi la même courbe.
Par « salafisation », j’entends l’influence multiforme que les différents mouvements islamistes ont exercée et exercent encore sur l’ensemble de la population musulmane par le biais de leur littérature politico-idéologique et leur activisme. L’impact de leurs actions sur la population et sur le fonctionnement de l’État est attesté dans la majorité des pays musulmans. On peut le constater à la lumière des changements introduits à l’intérieur de chaque pays (application de la « chari’a » au Soudan, adoption d’un code de la famille inspiré par la « chari’a » en Algérie, dénomination à connotation islamique du Parlement qui devient « Majless Achoura » …) et dans le comportement des citoyens de ces pays (utilisation d’une phraséologie islamiste, argumentaire à caractère théologique dans l’enseignement[1], accoutrement « islamique » …)
Naissance de l’islam politique, bref survol historique
On situe, généralement, la naissance des mouvements islamistes au début du XXe siècle. Hassan Al-Banna, l’égyptien a entrepris dès les années 1930 une activité militante en créant l’association des Frères musulmans qui a abouti à la mobilisation de larges couches de la population, avant et après les deux guerres de 1967 et de 1973 contre Israël. Sayad Qotb, condamné à mort en 1966 par le régime de Nasser, était le théoricien des idées de son prédécesseur Al-Banna. Il avait posé les fondements théoriques de l’islamisme moderne. Depuis, le mouvement n’a cessé de croître pour s’étendre à l’ensemble des pays arabes et musulmans.
En
plus des frères musulmans, il faut, aussi, citer l’idéologie wahhabite qui
propageait un islam rigoriste que la monarchie saoudienne essaye d’exporter
dans les autres pays musulmans. Enfin, l’islamisme chiite qui a pris le pouvoir
en Iran en 1979 n'a jamais lésiné sur les moyens du jeune État pour faire la promotion de son modèle pour tous les Chiites du monde[2].
Géopolitique de la région à l’apparition des idées islamistes.
À
l’époque de cette naissance (début du XXe siècle), l’ensemble des
pays arabo-musulmans était encore sous occupation coloniale ou sous protectorat.
Le mouvement de libération anticoloniale semble avoir mobilisé sur une base
idéologique et politique séculière, sous l’influence des courants philosophico-idéologiques
européens. Une forme de résistance se reconnaissant dans l’islam comme projet politique
existait, mais était en fait faible et minoritaire. Au lendemain des
indépendances, les états islamiques ont tous adopté (à quelques rares exceptions)
la forme des États-nations inspirés du modèle européen. Durant cette période,
les idéologies socialisantes menaient la marche dans tous les pays récemment
libérés de la tutelle coloniale. (Algérie, Égypte, Syrie, Liban, Irak, Tunisie…)
à l’exception de quelques vieilles monarchies islamiques (Maroc, Arabie
Saoudite, Yémen).
Après
l’échec du nationalisme arabe de Nasser d’Égypte et des partis Baath (Irak et
Syrie), un courant se réclamant d’une orientation exclusivement islamique,
prenait de plus en plus de poids et d’espace. Il faut indiquer, à ce stade, que
les pays de la péninsule arabique, qui n’ont jamais adhéré au mouvement séculier
du panarabisme, activaient depuis plusieurs décennies dans la direction de sa
défaite et son remplacement par un panislamisme dont l’Arabie Saoudite et les monarchies
islamiques seraient le fer de lance. L’enrichissement soudain de ces pays, après
la hausse du prix du pétrole, leur avait permis d’investir massivement dans les
nouveaux mouvements islamistes disséminés un peu partout dans le monde musulman
et ailleurs. Le Wahhabisme[3]
s’est toujours méfié des orientations nationalistes de l’Égypte et de l’Algérie[4].
Le
front formé par des pays dont l’orientation politique se situait largement à
gauche (Syrie, Irak, Algérie, Yémen du Sud, Libye) représentait un danger de
plus en plus évident et dérangeant pour le Wahhabisme. Les pétrodollars en
abondance allaient financer des mouvements caritatifs vecteurs d’un islamisme multiforme
qui infestera les pays cités ci-dessus qui connaitront par la suite de graves
événements de rébellions islamistes.
Implication de l’Occident à travers les États-Unis
Les
États-Unis qui ont remplacé les anciennes puissances colonialistes (France et
Angleterre en particulier) au lendemain de la IIe guerre mondiale manifestaient
un intérêt soutenu à l’égard du Moyen-Orient. L’alliance de défense entre les
États-Unis et l’Arabie Saoudite semblait être une orientation stratégique. D’abord,
il fallait contenir l’influence de l’Union Soviétique dans la région et la
bloquer dans son expansion. Et, du même coup, s’occuper des partis Baath en
Syrie et en Irak laïcs convaincus et du nassérisme promoteur d’un panarabisme séculier
et socialisant. Les pays qui épousaient ces idéologies allaient se retrouver en
face d’un redoutable islamisme violent et menaçant le fondement de leurs
régimes. L’Irak a été poussé à combattre la nouvelle révolution iranienne
naissante. Les combattants afghans se sont débarrassés des forces soviétiques
avec des bataillons de soldats volontaires provenant des pays arabes, attirés
par la guerre sainte contre les athées communistes. On remarquera à ce niveau
que les «mujahidines» venaient aussi de la Palestine[5],
ils jugeaient prioritaire la lutte contre les Soviétiques. Ben Laden finançait
l’effort de guerre avec les fonds de l’Arabie Saoudite et la complicité de la
CIA.
La société traditionnelle algérienne, bref survol historique
En
1962, l’Algérie accède à son indépendance après une longue et féroce guerre
contre l’occupant étranger qui fera plus d’un million de morts et provoquera
une rupture brutale et radicale avec la France et le bloc capitaliste. Les
espoirs étaient immenses chez toutes les couches de la population ainsi que
chez leurs élites. Désormais libres et sans tutelle, les premiers fondateurs de
la République algérienne ne pouvaient qu’être anticolonialistes et
anti-impérialistes militants. L’orientation socialiste était par conséquent
l’unique et presque naturelle option chez les dirigeants algériens. Le
colonialisme durant sa longue présence (132 ans) avait détruit tous les repères
identitaires de la société. Ce qui est resté vivace et en contradiction directe
et ouverte avec le colonialisme français
"chrétien", c’était l’appartenance religieuse à l’islamité et culturel à
l’arabité. L’association des Ulémas algériens[6],
créée dans les années 1920, jouait le rôle de cette protection du patrimoine
religieux et arabo-musulman en profitant de la loi laïque de 1905 autorisant la
constitution de ce genre d’associations. Au lendemain de l’indépendance, l’idée
était encore présente dans l’esprit des nouveaux dirigeants : séparation
entre le religieux et le politique. Ce que les Ulémas et autres courants
conservateurs rejetaient avec force. On se souvient que durant le lancement de
la révolution agraire en 1972 (nationalisation du foncier agricole), leur
propagande insistait sur le caractère impie de cette entreprise. Les grands
propriétaires terriens faisaient justement alliance avec les nouveaux Ulémas et
autres islamistes pour combattre cette orientation. Ces derniers prendront bientôt
leur revanche après la crise économique de la fin des années 1980 provoquée par
la chute des prix du pétrole. Cette crise a mis au jour une nouvelle force
politique au sein de la société. Le virage libéral sera négocié laborieusement
avec cette nouvelle force qui revendique un statut de représentant des couches
sociales défavorisées et aussi avec l’ancienne caste du parti unique (enrichies
par le patrimonialisme de l’État) qui ne voulait pas perdre ses privilèges ni abdiquer
sans assurer leur avenir. Cette confrontation allait engendrer les émeutes
populaires d’octobre 1988[7].
Le voile classique ou la femme recluse
Avant
l'avènement de l'islamisme en Algérie, la question du voile se posait
différemment.
Aux
lendemains de l'indépendance, le régime algérien avait opté pour une
orientation socialisante de sa politique nationale. Il a mis l'accent sur une
éducation de masse (2000 étudiants en 1963, 345654 en 1987-88) de tous les
enfants : filles et garçons. Au sein de la société l’instruction avait un
fort caractère positif, et l'islam encourageait lui aussi « talab al 'ilm » (l’instruction)
L'éducation représentait pour le régime un moyen d’homogénéiser les éléments
d’une identité nationale à construire et promouvoir son programme politique, et
pour le peuple un moyen de promotion dans l’échelle sociale.
Dans
les milieux conservateurs, on ne permettait pas aux filles de poursuivre leurs
études au-delà du cycle primaire. Elles seront cloitrées, obligées de rester à
la maison (m’hajba)[8]
dés l’âge de la puberté. Cependant, la pression émancipatrice du régime allait
influer sur la mentalité du peuple surtout dans les villes.
Dans
les grandes villes, la proportion filles-garçons dans les écoles était plus ou
moins égale, les parents, par mimétisme ou par soumission à la volonté du
régime « progressiste » ou par conviction, laissaient leurs filles
terminer leurs études secondaires et parfois universitaires. Par contre dans
les villages et à la campagne, la scolarisation des filles restait très
inférieure à celle des garçons.
Dans
le milieu rural, il était délicat, plutôt difficile, de laisser sa fille
entreprendre des études au-delà de la 6e année primaire.
L’orientation moderniste du système se heurtait aux traditions conservatrices de
la population rurale. Il faut dire que du temps des premières années de
l’indépendance (les années 1960) et même avant, durant le colonialisme, les
femmes ne sortaient pas seules et non voilées. Quand elles sortaient, elles
mettaient une «m’laya»[9]
ou un «haik», une sorte de voile qu’on
confectionnait à partir d’un large et léger tissu blanc en soie ou en coton,
porté surtout dans le centre et dans l’ouest de l’Algérie. La femme «m’hajba »[10],
c’est une femme cloitrée. Elle ne pouvait plus sortir sans être accompagnée par
un membre mâle de la famille et elle devait mettre la « m’laya »ou le « haik ».
Un
double standard caractérisait cette époque, dans les centres urbains
(profondément occidentalisés), les femmes sortaient dévoilées pour leurs études
ou leur travail, alors que dans les villages on met fin à l’éducation des
filles dès la fin du cycle primaire. Il faut mentionner, toutefois, que même
dans les grandes villes, quand la fille n’a plus de raisons suffisantes pour
sortir de la maison (études, travail …) elle restait, elle aussi, cloitrée et
ses sorties seront matière à négociations avec le chef de la famille.
L’éducation
a, en quelque sorte, permis aux filles de sortir de la maison sans
surveillance, et a participé à l’émancipation des femmes. C’était l’objectif du
régime «progressiste» de la nouvelle Algérie à l’époque de la révolution
socialiste, mais cela ne va pas durer longtemps, comme on le verra plus loin
avec l’avènement de l’islam politique.
L’intrusion de l’islamisme dans les affaires de la famille
L’intrusion
de l’islamisme, semble, tomber à pic, pour une large partie de la population
féminine ainsi que pour de nombreux parents. Au début des années 1980 quand les
premiers hijabs ont fait leur apparition à l’université. Ils soulevaient
beaucoup de railleries de la part des jeunes, mais, l’extraordinaire propagande
des islamistes allait influer fortement et durablement sur la population et
généralisera le phénomène naissant du port du hijab.
Les
filles dans les écoles secondaires et dans les universités se « hijabisent »
en masse. Du coup, la pression des parents conservateurs est retombée à son
plus bas degré. Du moment que leurs
filles sortaient voilées, cela ne leur posait plus un problème de conscience
relié à la tradition et à la religion. Si les enseignements de l’Islam exigent
le port du voile, soit! Les femmes peuvent sortir de la maison (ne plus rester
cloitrée) sans soulever de questions d’ordre moral.
Cette
situation semble avantager les femmes des villages et des campagnes. D’un
statut de recluse, enfermée, cloitrée dans la maison, elle s’émancipe en dévoilant
son visage, elle devient une personne à part entière, son identité est
affichée, en comparaison avec la «m’laya» ou le « haik » où son visage était
caché.
De
ce point de vue, on peut considérer que le voile dans sa première forme, arrivé
avec la première version de l’islamisme à libéré, d’une certaine manière, la
femme. Cela lui a assigné une identité propre et une personnalité affichée, puisqu’elle
pouvait sortir sans être accompagnée ni porter un masque sur son visage.
Cette
situation n’allait pas durer ni arranger tous les islamistes, la surenchère
dans la réislamisation de la société battait son plein. De l’influence des
frères musulmans, les Algériens passaient à celle des wahhabites et des « salafistes».
Ces derniers courants professaient une lecture stricte des textes religieux et
proposaient un voile intégral, le « niqab »[11]
pour les femmes.
Après
avoir recouvré son identité et affiché son visage avec la première forme du
voile, la femme est appelée maintenant à se couvrir totalement si elle aspire à
participer et à jouer un rôle dans la vie de la société. La femme revient à la
case de départ, celle de la réclusion, elle perd de nouveau son identité
publique.
L’émergence de l’islamisme en Algérie
En
Algérie, dès le début des années 1970, le mouvement islamiste, à travers le
groupe des frères musulmans, luttait ouvertement contre les orientations socialistes
du régime. Avant d’arriver à l’apogée de leur force, les islamistes ont
travaillé en profondeur la société algérienne. Dans les années 1960-1970,
il était rare de voir des femmes voilées à la mode islamiste avec le hijab dans
les écoles et les universités algériennes. Au début des années 80 et sous l’influence
des frères musulmans et le Wahhabisme militant apparaissent des femmes surtout
des étudiantes accoutrées d’un ample vêtement et portant un foulard qui cachait
les cheveux et la nuque. Un vêtement sans forme couvrant tout le corps de la
femme de la tête aux pieds et un « khimar »[12]
ajusté au pourtour de la tête qui ne laisse apparaître que le visage au
contraire du foulard traditionnel que les femmes jettent sur leur tête sans
forcément couvrir toute la chevelure.
Les associations caritatives et les groupes de la prédication
À
la fin des années 1980, des associations caritatives en tout genre et aux dénominations
significatives (association islamique d’alphabétisation, de l'éducation des
adultes, des femmes, de l’enseignement du coran et du hadith, de la
sensibilisation des femmes aux préceptes de l’islam et à l'habit musulman) faisaient
leur apparition jour après jour, facilitée par la nouvelle loi sur la
constitution des associations votée par le Parlement après les émeutes
d’octobre 1988. Sur le plan politique, une mobilisation sans précédent touchait
toutes les couches sociales, il ne se passe pas un jour sans qu’il y ait une
manifestation contre une chose ou pour une autre. À titre de démonstration de
force et d’occupation du terrain, les revendications se multipliaient et se
succédaient, celle des professeurs musulmans, des enseignants musulmans, des
ouvriers musulmans, des infirmières musulmanes, des femmes musulmanes, des
étudiants musulmans.
Durant
ces manifestations, la récitation du coran est diffusée à travers des
haut-parleurs dans les mosquées avant et après les prières. L'appel au jihad est
lancé à tout bout de champ : pour abattre le « taghout», le pouvoir
despotique, pour libérer la Palestine, pour aider nos frères en Irak, pour
soutenir les Tchétchènes, les Albanais, les Bosniaques...
Le retour des « afghans » ou les manifestations ostentatoires
Au
retour des ''Afghans'', c'est ainsi qu’on appelait les Algériens volontaires
partis aider leurs «frères mujahidines» en Afghanistan, la rue a pris de
nouvelles couleurs. Après avoir mené la guerre sainte aux ennemis de Dieu, ils
rentrent en vainqueurs, beaucoup d'entre eux portaient des barbes rougies au
henné et avaient les yeux dessinés au «khol». Vêtus en « qamis» ou en
tenue afghane (une tunique passée par-dessus un pantalon), ils se déplacent en
groupe pour aller à la mosquée accomplir leur devoir de prières. Ils sont très
actifs et leur accoutrement est très visible (ostentatoire, on dira
aujourd’hui), ils voulaient se distinguer des autres algériens et aussi des
autres islamistes non «mujahidines». Ils s’occupent des souks et du commerce
parallèle ou « trabendo» (contrebande). Ils étalaient leurs marchandises à
même le sol aux alentours des mosquées et dans les places publiques. Ils
vendaient des produits de propagande islamiste : ambre, aoud, khol,
tissus pour les hijabs, tenues afghanes, qamis, khimar, des manuels du bon
musulman ( les règles de la prière, de la zakat, d’al-hadj, du mariage, du
jeûne, jusqu'aux traités de théologie ): Ils faisaient circuler des cassettes
et des vidéos de prédicateurs célèbres du proche et Moyen-Orient et celles des
prêches des leaders locaux comme Ali
Belhadj[13]
et autres propagandistes des frères musulmans qu’ils appellent Dai'a
(missionnaires). Tout passe, des imams wahhabites jusqu'aux «apostolats»
Al-Zandani le Yéménite et Didat le Sud-Africain et Cat Stevens (Youcef) le
chanteur Anglais.
Occupation du terrain
L'ouverture
démocratique après les émeutes d’octobre 1988, a permis pour la première fois
dans l'histoire de l'Algérie, la liberté d’expression. Tous les droits
démocratiques sont rétablis, du droit à l'expression jusqu'à la constitution de
partis politiques. Le paysage audiovisuel changeait à vue d'œil, d'un discours
monolithique, l'espace médiatique devenait pluraliste. On pouvait désormais
entendre des voix contradictoires sur les chaînes de télévision et à la radio.
Les différents protagonistes de la société avec tout le spectre politique
étaient présents en toute équité et égalité. Les médias écrits reflétaient, eux
aussi, dans leurs articles cette nouvelle réalité. Un seul parti, le FIS[14],
allait profiter de cette situation par son opposition radicale au pouvoir. Il
occupera tout l’espace politique et médiatique à travers une stratégie de prise
du pouvoir par la mobilisation la plus large de la population et par une
redoutable organisation paramilitaire.
Les islamistes à la conquête du pouvoir municipal
Cette
ouverture politique s'accompagnait d'une ouverture économique, en fait une
libéralisation sauvage, tous les monopoles d'État sautaient et tombaient l’un
après l'autre. Le marché sera tout de suite inondé de produits qui provenaient
de partout. Les islamistes n'allaient pas manquer cette aubaine. Après les
premières élections municipales libres en Algérie, remportées dans leur grande
majorité par le FIS, les islamistes vainqueurs ont commencé à introduire des
changements dans tous les domaines de la vie quotidienne du politique à l’économique
en passant par le culturel. Au fronton des nouvelles mairies islamistes, la
devise « par le peuple et pour le peuple » est remplacée par « municipalité
islamique »
Les premières mesures des islamistes
Les
municipalités « islamiques » installaient et géraient des marchés islamiques où
on pratiquait des prix abordables pour les ménages. Des foires du livre «islamique»
se déroulaient un peu partout à travers le pays. Le bazar islamique a fait
irruption dans la société algérienne, dans les souks, on trouve de tout, du
tapis de la prière jusqu'au «khol»[15]
pour les yeux des militants en passant par une multitude d'articles: des huiles
essentielles, l’ambre, le parfum préféré du Prophète, tissus pour les hijabs,
tout l'attirail qui permet aux musulmans de s'habiller à la mode islamique
version fondamentaliste. Les slogans sont directs et expéditifs, une
réislamisation de masse avec en prime un «package» vestimentaire et un autre
comportemental, sociétal et culturel est proposée par le nouveau parti. Les
mesures islamiques prises touchent à tout le système, depuis l'éducation dans
les garderies jusqu’à l’enseignement supérieur, de l'abolition de la mixité
dans les écoles et les transports publics jusqu’à la fermeture des salles de
cinéma et des cafés bistrots. Des « masjad », petites mosquées poussaient
comme des champignons dans tous les quartiers de la ville. Les syndicats islamistes
exigeaient des « mussala », espaces de prières dans les grandes administrations, dans les universités
et dans les entreprises.
Le triomphe des idées islamistes, et nouvelle terminologie et nouveau lexique
Des
termes et des mots à connotation islamique et un lexique propre à ce mouvement entraient
dans le langage courant des Algériens. Les formules de salutation entre les
gens prennent une couleur islamiste : au lieu du bonjour ou du bonsoir, on
a introduit Assalam ailoukoum, au revoir, ila
allika est remplacé par à demain inchallah, les expressions d’exclamation,
d’encouragement s’islamisent aussi en macha allah, allah fi aounek,
la bismallah ( au nom de Dieu...) est prononcée autour de tout acte, comme commencer à manger,
commencer à travailler, commencer une affaire, commencer une relation…
Les
artères et les boulevards changeaient de noms, la rue Jean Jaures devient Omar Al Khatab, Anatole France, A. Azzam, la place de la révolution, place Abu Bakr. Les mosquées portaient aussi des noms évocateurs comme la mosquée
Assuna ou Al-Rahman ou Omar Abd al-Aziz. La vie quotidienne est ponctuée et
planifiée en fonction de l’horaire des prières. On se retrouve après l’« asr »
(la prière de l’après-midi) ou avant « al-Icha» (la prière du soir) se
lancent les militants au travail ou à l’école.
La littérature islamiste
L’endoctrinement
ou l’idéologisation pour les islamistes passe aussi par la lecture, si on leur
reproche souvent leur manque de culture profane qu’ils ne nient pas d’ailleurs,
on leur reconnaît par contre leur
instruction religieuse. La diffusion du livre islamique est devenue leur
activité principale à côté de la «da’wa», ( la prédication et le prosélytisme).
Les titres sont variés et nombreux, cela va de la biographie du Prophète, les conquêtes
du Prophète, les hadiths du Prophète, les femmes du Prophète, jusqu’aux petits
manuels de vulgarisation et d’explication des différents rites, devoirs et
obligations du bon musulman. : comment prier, comment faire ses ablutions,
le hijab et ses vertus, de quel pied entrer dans la mosquée et de quel
pied sortir des toilettes, etc..
L’islamisme passe par l’éducation des femmes
Pour
les femmes, une multitude de conseils et de préceptes à travers de petits
manuels et des «dourous» leçons, leur sont destinés, offerts, d’abord à la
mosquée puis par les différentes associations islamiques relais des partis
politiques islamistes. Ces « dourous » portent sur différents sujets : les
devoirs de la femme musulmanes et ses droits, la place de la femme musulmane
dans la société, l’obligation du port du hijab, comment obéir à son mari, comment
s'habiller devant tel ou tel membre de la famille, qu'est-ce qui annule les
ablutions, comment coucher avec son mari, de quel côté se mettre, le baiser est-il licite ou illicite, faut-il prononcer
la «bismalla»[16]avant
un rapport sexuel, et d’autres questions du même genre foisonnent dans les
manuels de la bonne musulmane.
L’habit fait l’islamiste
La
mobilisation islamiste semble tenir énormément aux apparences pour se définir
et s’identifier vis-à-vis des autres. Voici quelques effets vestimentaires
typiques qui caractérisent et identifient le musulman militant et qui a
tendance à se généraliser parmi tous les membres de la communauté.
Pour
les hommes, il est indispensable d’avoir une barbe non très entretenue de
préférence, avoir une coupe de cheveux très courte, s’habiller en tenue afghane
ou pakistanaise, porter un « qamis» et une « chéchia»[17]
blanche avec des sandales pendant la saison chaude, des espadrilles et un
manteau par-dessus le « qamis» pendant l’hiver. L’utilisation des «sebha»
et le oud de karfa pour se nettoyer les dents comme le faisait le Prophète. Pour
les femmes, le hijab est obligatoire à porter quand on est dans un endroit
public, au travail comme à l’école. Selon le degré de rigueur de la mouvance à
laquelle, la femme appartient, elle aura à s’appliquer et suivre le modèle. De
la plus stricte jusqu’à la plus libérale des interprétations, on aura l’ordre suivant :
le «niqab» des «salafistes», la «burqa» des talibans, le hijab avec le masque
sur le visage dans les milieux traditionnels, le hijab ordinaire qui ne laisse
apparaître aucune forme du corps, le hijab libéral, un vêtement stylisé et
coloré qui suit le goût et la coquetterie naturelle des femmes.
Conclusion
«L'islamisme, en Algérie, a perdu la confrontation armée, mais il a gagné la
bataille de l'idéologie.» C'est le constat fait par un haut responsable
américain au département d'État, spécialiste du Maghreb. J'abonde dans le même
sens, pour dire que la société algérienne a connu deux grandes guerres, la
première, pour se libérer de la domination coloniale - qui a nié jusqu'à sa
personnalité - et qui a laissé des séquelles qu'on pourrait aisément retrouver
dans les prémices du déclenchement de la deuxième guerre qui a opposé les
Algériens entre eux. Le déracinement d'une population, la négation de la
culture d'un peuple ne passent pas sans provoquer des soubresauts meurtriers à
l'intérieur d'un ensemble humain. Cela dit, je pense que l'islamisme culturel,
si j'ose la formule, aura devant lui un redoutable adversaire qu'on nommera la
culture universelle, car une idéologie qui n'est productrice ni d'art, ni de
science, ni de technologie, ni de philosophie, elle sera vouée tôt ou tard à
l'échec. L'islamisme ne pourra pas évoluer indéfiniment, il saura s'assagir
quand les pouvoirs autocratiques arabes, les monarchies du golfe et l'Occident
cesseront de l'utiliser et de l'instrumentaliser et quand ce dernier traitera
d'égal à égal avec le monde arabe et musulman et œuvrera réellement pour la
promotion des valeurs de la démocratie et des droits universels de l'humain.
SEK Beddiari, octobre 2009
Bibliographie
Ouvrages consultés
Malek Chebel : L’islam et la raison
(Perrin : France), 2005
Tariq Ramadan : Islam, le face à face des civilisations :
quel projet pour quelle modernité? (Tawhid : É.U.), 2004
Meddeb,
Addelwahab, La maladie de l'Islam, Éditions du Seuil, 2005.
Corm G., Le
Proche-Orient éclaté 1956-2007, Gallimard, 2007.
Salah
Stétié, Mahomet, Paris, pygmalion, 2000.
Rodinson,
Maxime, Les arabes, Presse universitaire de France, 1985.
Ibn Hicham,
La vie du prophète Mahomet, Paris, Fayard 2008.
Denise
Masson, Coran français, Gallimard, 2002.
Régis
Blachère, Introduction au Coran, Maisonneuve et Larose, 1991.
Gilles
Kepel, Exils et royaume, Presse de la Fondation nationale des sciences
politiques, 1994.
Henri
Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Gallimard, 2003.
Laurens
Henry, Le grand jeu: Orient arabe et rivalités internationales depuis 1945, Colin,
Paris 1991.
Sabrina
Mervin, Histoire de l'islam, Flammarion, 2001.
[1]
Voir les manuels scolaires de l’enseignement public en Algérie
[2]
Influence sur la communauté chiite au Liban et en Irak et dans une moindre
mesure au Bahrayn et au Yémen
[3]
Doctrine religieuse rigoriste, c’est le dogme musulman officiel de l’Arabie
Saoudite
[4]
Les saoudiens combattaient aux côtés des royalistes contre les républicains du
Yémen qui étaient appuyés par l’Égypte de Nasser
[5] A.
Azzam, un des dirigeant de la guerre en Afghanistan, il était un palestinien
[6]
Association religieuse créée dans les années 1920 en Algérie
[7]
Octobre 1988, soulèvement et émeutes populaires dans les grandes villes en
Algérie
[8]
M’hajba : littéralement voilée, mais surtout cloitrée ou recluse.
[9]
M’laya : un voile comme le haik mais il a la particularité d’être
complètement noir, on le porte dans l’est de l’Algérie
[10]
La femme est mhajba (recluse) dès les premiers signes de la puberté
[11]
Le niqab est un voile intégral (noir en général) qui couvre la femme de la tête
aux pieds, c’est un vêtement ample et sans forme que la femme porte avec des
gants et un masque sur le visage.
[12]
Khimar, c’est la partie supérieure du hijab que la femme doit porter pour
cacher sa nuque et ses cheveux
[13]
Leader charismatique du mouvement islamiste algérien, Le numéro deux du parti FIS
[14]
Le front islamique du salut, un parti politique crée après les événements
d’octobre 1988 et qui remportera les élections municipales puis les
législatives annulées par le régime en janvier 1992
[15]
Un crayon noir, ancêtre du mascara que le Prophète mettait, une sunna que les «
salafistes » observaient
[16]
Formule par laquelle commence les «sourates» du coran, elle est utilisée par le
musulman avant d’entreprendre toute action : Au nom de Dieu : celui qui
fait miséricorde, le Mésiricordieux.
[17] Un
képi de couleur blanche qu’on appelle aussi «araguia:» qui absorbe la sueur
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