Le
mot de la faim
Je vous écris
depuis ma quinzième journée de jeûne forcé. Involontaire. Je n’ai pas fait une
grève de faim pour dénoncer quelque chose ou contester une politique quelconque,
rassurez-vous, mais, retenez bien votre rire ou votre étonnement, je manque de
nourriture, c’est que je suis dans un état de dénuement très avancé. La
pauvreté extrême. La dernière allocation que j’ai reçue du gouvernement est
allée directement dans les poches de mon locateur. Le mois passé, j’ai fait
l’épicerie au lieu de payer le loyer. Le propriétaire est entré dans une colère
sans couleur, menaçant de m’expulser manu militari si je ne règle pas le
montant en entier. Entre l’itinérance et la famine, j’ai opté pour cette
dernière momentanément.
Le premier jour de ma faim, il ne restait dans le
frigo que de l’eau et dans mes étagères que quelques cubes de sucre et du sel.
La matinée est passée sans trop de souffrance, je faisais semblant qu’en soirée,
j’allais souper comme d’habitude. J’essayais de détourner l’attention de mon
estomac ou peut-être de mon cerveau.
Elle est venue petit à petit, à pas de chat, elle commence par te chatouiller
au niveau du ventre. Insidieuse et sournoise, elle s’installe sans faire de
bruit. Je fais une diversion, je pense avec une grande intensité à quelques
concepts philosophiques. L’intégration et la désintégration, ces deux substantifs
sont-ils des antonymes, je doute un peu de la supercherie de leur morphologie,
s’intégrer et se désintégrer ne peuvent pas être l’un le contraire de
l’autre. S’intégrer ou se désintégrer ne
donne pas sens comme être ou ne pas être. Intégration pourrait s’entendre avec dissolution
ou du moins avec dilution, mais la désintégration n’accepterait aucune
définition autre que l’effacement, l’anéantissement. Résiliation et résilience
ne sont pas synonymes, non plus, parce qu’on peut résilier son contrat avec la
vie, mais on ne peut pas assurer une résilience, on verra à la fin du mois.
Du sommeil au programme de la troisième journée,
dormir, dormir et dormir encore, seule échappatoire que je connaisse jusqu’à
maintenant. Le remède magique aux gesticulations insensées de l’estomac. De
l’eau et du sucre disent les spécialistes et l’homme peut tenir jusqu’à un mois
sans nourriture. Le chat des voisins me nargue, il est resplendissant de santé.
À la septième journée de faim, je délirais,
je ne savais plus s’il était l’aube ou le crépuscule. De l’eau rien que de
l’eau. Il fera bientôt jour ou nuit, je m’en fiche un peu. Lorsque tu es
assailli par la faim, tu ne désires qu’une chose, dormir, dormir longtemps,
longtemps comme les animaux qui hibernent. À propos d’animaux, le chat de la
voisine du dessus m’obsède. Il passe devant ma fenêtre en se dandinant, bien en
chair. Il y a deux jours, sa maitresse m’avait longtemps fixé. Un regard accusateur.
J’ai immédiatement compris que ma façon de regarder l’animal avait quelque
chose du carnassier devant sa proie.
Le moment le plus
difficile à endurer est cette plage horaire de 17 h à 19 h où toutes les
maisons et tous les restaurants mijotent des choses dans leurs cuisines. Les
effluves qui s’en échappent m’étrillent et cisaillent mes tripes. Ça me tue! Il
faut se cacher, boucher son nez, entrer dans une cave, sous terre, pour éviter
ce supplice. Le cerveau dès qu’il réceptionne ces molécules aromatiques
volatiles, il donne l’ordre aux glandes de sécréter les acides de la digestion.
Ces acides, attendant de pied ferme les mets qui ne rentrent pas, ils
s’impatientent et lancent leurs soldats dans le vide. Et la douleur et les
spasmes prennent d’assaut ton corps.
Je connaissais
l’histoire de la grève de faim de Bobby Sands que Madame Tatcher avait laissé
mourir. Il avait tenu pendant 60 jours, mais lui, c’était pour une cause noble.
Et moi alors, pour quelle cause je vais m’éteindre? Une mort stupide et très
peu glorieuse, comme cet homme qui marchait devant moi dans le square St-Louis,
le sol était humide et luisant après une pluie subite, j’entendais la
percussion de ses sabots, tic tac, tic tac puis un craquement suivi d’un bruit
assourdissant. Une vieille branche avait décidé de se détacher de son arbre et
piquer pile sur la tête du promeneur. Mort sur le champ. Ma mort serait encore
plus ridicule. Personne ne le croirait. Crever de faim dans « le plus beau
pays du monde ». Est-ce un exploit? Mort de faim, bêtement, même pas de
froid comme mon vieil ami, désespéré de trouver un emploi et un gîte, son orgueil
et son honneur l’empêchèrent de quémander la nourriture dans les églises et les
mosquées, « plutôt crever que de tendre la main aux religieux »,
disait-il. Il décida de passer la nuit dans le bois en plein hiver. Ils l’ont
trouvé gelé comme une planche.
Le quinze du mois,
je sais, c’est le prélèvement automatique du montant de la facture du téléphone
et d’Internet de mon compte. Ils ne trouveront rien, ils interrompront le
service. L’électricité, c’est dans trois jours qu’elle noircira ma demeure. Je
rampe jusqu’à la cuisine, cherchant des miettes de pain dans les tiroirs. La
nuit tombe, j’ai donc dormi pendant dix-huit heures, je me rapproche peut-être
de l’état de l’hibernation. Que nous sommes mal fabriqués, nous les êtres
humains! Ni l’ours ni l’écureuil ni même les pigeons ni le reste des animaux ne
souffrent de famine, rien que les humains. Ils sont obligés de se ravitailler
trois fois par jour. Pourquoi pas une fois par semaine ou une fois par mois.
Quelle misérable invention que l’humain.
Je m’occupe à
présent de mes voisins, les écureuils. Je les envie, il y a deux ou trois
jours, je ne me rappelle plus, je suivais leurs parties de jeu. Joyeux,
courant, sautant, grimpant dans les arbres, ils s’amusaient comme des enfants.
Ils ne se souciaient de rien, ni de l’électricité ni du téléphone, ni du loyer,
ils n’ont rien à payer. Et même la nourriture, elle leur est offerte, une
gracieuseté de sa majesté la nature.
C’est ma fin, la
faim lacère mes entrailles, des crampes de la tête aux pieds secouent mon corps.
La lueur au bout du tunnel dans mon cas est un train qui fonce à grande allure
sur une voie unique. Le chat des voisins me nargue, il est resplendissant de
santé. Ah ses omoplates charnues!
C’est l’automne,
il fait encore beau et tiède, une température parfaite pour une randonnée dans
la montagne.
Le chat est devenu
mon obsession et si je le tue et je le mange. Mais comment? Et puis l’écureuil?
J’envisageais sérieusement de kidnapper le chat. Ma décision est prise. Un
plan? Impossible de passer à l’attaque pendant le jour. Comment le piéger et
surtout comment l’assassiner, je l’assommerais et s’il ne meurt pas du premier
coup et il commence à crier. L’égorger avec un couteau bien aiguisé, et que
ferais-je du sang et de la peau, je le grillerais ou je le rôtirais et les
odeurs peut-être que les chats grillés dégagent une odeur particulière. Je
serai arrêté pour le meurtre d’un chat. Cela mènerait directement à la prison,
je ne sais pas, il faudra s’informer.
À propos de
prison, la société dépense 70 000 dollars par an pour chaque détenu. Mais
comment aller rejoindre ce paradis, nourri, blanchi, entretenu par l’État .
Un délit, un crime quelconque?
À quoi me serviront
la physique quantique, la philosophie, la littérature si elles ne me font pas
nourrir, me répétait l’ami avant qu’il ne devienne une planche.
L’entêtement
stérile du cerveau, incapable d’anticiper la débâcle de son propriétaire. Soudain,
tout, la vie et ses accessoires, m’est apparu sous la forme absurde d’une
mauvaise blague, la nourriture de l’esprit n’est pas comestible. La violence brutale
du corps a eu raison de ma raison critique. Rires sardoniques.
Vous n’êtes pas
sans savoir, doctes personnes, qu’un demi-million de personnes de notre
province reçoivent une allocation mensuelle d’une valeur de six cents dollars
pour se loger, se nourrir, se vêtir et s’émanciper (aller au théâtre, au
cinéma, aux représentations du ballet, à l’opéra, assister à des concerts et
voyager de temps en temps). Est-ce un canular?
Mes idées
s’emballent, mon esprit se brouille, veuillez excuser mes digressions. Tout mon
échafaudage scientifique et spirituel s’effondre d’un coup. Comment réconcilier
le corps et l’esprit? La vie atteint sa fin ou sa plénitude lorsque les choses
semblent avoir perdu toute signification, disait un écrivain. Ça y est, le
courant électrique est coupé. C’est une offensive préventive de leur part,
comme s’ils avaient lu dans mon esprit. Oublions le chat. Pas d’électricité,
pas de grillade, pas de téléphone pas d’appel de détresse.
Je me regardais
dans le miroir et tout d’un coup l’illumination. J’ai remarqué que, dans la vie
de tous les jours, je n’utilisais pas beaucoup mon bras gauche sauf à quelques
rares occasions.
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