lundi 30 novembre 2015

Il y a deux ans sortait ''Le Joueur''.




Les opinions de la critique étaient tranchées comme l’appréciation du public, une très mince minorité criait au chef-d'œuvre et la grande majorité appelait à l’interdiction d’un brûlot anti-vitaliste criant, qualifiant la dramatique d’une supercherie vertigineuse qui n’aurait aucun rapport avec l’art. Une imposture qui corromprait les saines valeurs du théâtre, une insulte à l’intelligence de nos dramaturges, vociférait-elle.

Et voici quelques échantillons de réactions que l’œuvre théâtrale a suscitées. On pouvait lire dans «La Gazette», un organe conservateur progressiste, cette appréciation malheureuse : «de l’anti-vitalisme primaire, ‘‘Le Joueur’’ est une production à bannir de nos théâtres, ce paganisme teinté de nihilisme de bas étage n’apportera que désolation et ravage parmi les citoyens et n’agira que négativement sur leur âme profonde. »

«L’Étincelle», un quotidien qui se dit indépendant titrait, après tout le tapage de l’affaire des disparitions, dans sa une : «Audacieuse, mais dangereuse». Prenant à partie l’argumentaire de la liberté d’expression : «rappelons-nous le réalisme des bas-fonds qui, derrière le rideau rouge, prétendait libérer l’humain, mais qui, par son lyrisme lénifiant et son apologie déguisée du naturalisme pur et bête, a retardé l’affranchissement des peuples de dizaines d’années.»

Le chroniqueur culturel de l’hebdomadaire «L’Actualité» nuance son jugement en revendiquant et en accordant la liberté de créer aux auteurs. Il avoue, toutefois, que « le spectacle a un je ne sais quoi de subversif qui agit sur le moral d’une manière souple et subtile. Il y a dans les répliques des personnages un parfum irréductible d’inhérence rebelle et insidieuse qui s’immisce dans tous les interstices de notre cerveau, l’invitant à croire, le séduisant par des déclamations chaudes et sentencieuses qui s’apparentent à des combinaisons de logique mathématique ». Ce parfum délicat et discret joue une partition dans notre tête finement réglée et bien agencée qui travaille au relâchement de l’éveil de notre for intérieur et de nos sens et les récupère en vue de les coloniser, conclut-il.

«C’est une brume qui nous enveloppe et nous transporte dès que l’on cède à l’alchimie des mots du jeu», commente l’éditorialiste de «La Patrie» ajoutant que la pièce est une tragédie qui nous interpelle et nous ouvre portes et fenêtres sur l’insondable appel de la vie. Il prend la défense des auteurs en argumentant que leur création n’est, après tout, qu’un petit jeu, une petite fantaisie, mais il reproche au metteur en scène son approche déconstructiviste et négativiste qu’il estime racoleuse et peu respectueuse des valeurs de la société.

Les autres périodiques, surtout les locaux n’ont écrit que de brèves recensions, annonçant la date des représentations et résumant son contenu en deux ou trois lignes, reprenant à leur compte presque mot à mot le texte du synopsis. Enfin, certains feuillistes, paresseux ou dépourvus de sensibilité esthétique, ont reproduit les opinions des uns et des autres selon leur vassalité à l’autorité artistique du moment.

Une seule appréciation ouvertement positive, disons dithyrambique dans l’hebdomadaire « L’Alternative » (Le « Joueur » avait émis des réserves sur l’emploi de cet adjectif, il recommandait dans son récit de l’éliminer à jamais de la langue.) La journaliste avait suivi la troupe de théâtre à travers les villes du pays. Elle avait reconnu comme tous les autres critiques et spectateurs que l’ouvrage dégageait une étrange flaveur d’une facture féerique. «Un égaiement épidémique se répandait dans la salle et touchait l’ensemble de l’assistance. L’impétueuse fraternité qui saisit cette dernière était un élément tangible, d’un coup, des individus qui ne se sont jamais vus entrent en communion et ressentent le même besoin de sympathiser les uns avec les autres, animés par le même élan et le même esprit à fusionner, expérimentent les mêmes sensations, évoluent dans un même champ d’attraction et de gravitation, ils créent, en quelque sorte, de l’élévation ontologique. Attirés les uns aux autres, ils reprennent en chœur les textes et les parades des interprètes qui leur procurent d’agréables impressions d’intelligence et de sublimes dispositions à embrasser l’air du prochain.»

Elle a décrit l’effet que la pièce produisait sur l’auditoire comme une bouffée d’air frais qui parvient à une équipe de mineurs piégés dans un puits à des centaines de mètres sous terre. Elle reconnaissait non moins que « l’ambiance des planches était nettement contagieuse, elle causait à l’instar des stupéfiants un effet d’euphorie quasi psychédélique.» «C’est une sensation de flottement qu’éprouvait chaque spectateur. Il planera dans un état neuf d’une renaissance perpétuelle dont les dimensions relationnelles s’élargiront jusqu’à englober la grâce et l’émerveillement », conclut-elle.

Quant aux grands holdings de la presse, furieux et consternés ils appelaient dans leurs publications à l’arrêt sans différer d’un numéro décadent et à son interdiction pure et simple. Ils invoquaient les graves troubles qu’elle a causés aux citoyens par sa désinvolture et son manque flagrant de respect de la foi des croyants. Ils ont réussi à suspendre la pièce, mais nous espérons que ce ne sera pas pour longtemps. La mobilisation de larges pans de la société aura gain de cause tôt ou tard.

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