Les opinions de la critique étaient tranchées comme
l’appréciation du public, une très mince minorité criait au chef-d'œuvre et la
grande majorité appelait à l’interdiction d’un brûlot anti-vitaliste criant,
qualifiant la dramatique d’une supercherie vertigineuse qui n’aurait aucun
rapport avec l’art. Une imposture qui corromprait les saines valeurs du
théâtre, une insulte à l’intelligence de nos dramaturges, vociférait-elle.
Et voici quelques échantillons de réactions que l’œuvre
théâtrale a suscitées. On pouvait lire dans «La Gazette», un organe conservateur progressiste, cette
appréciation malheureuse : «de l’anti-vitalisme primaire, ‘‘Le Joueur’’
est une production à bannir de nos théâtres, ce paganisme teinté de nihilisme
de bas étage n’apportera que désolation et ravage parmi les citoyens et n’agira
que négativement sur leur âme
profonde. »
«L’Étincelle», un quotidien qui se dit indépendant titrait,
après tout le tapage de l’affaire des disparitions, dans sa une : «Audacieuse,
mais dangereuse». Prenant à partie l’argumentaire de la liberté d’expression :
«rappelons-nous le réalisme des bas-fonds qui, derrière le rideau rouge, prétendait
libérer l’humain, mais qui, par son lyrisme lénifiant et son apologie déguisée
du naturalisme pur et bête, a retardé l’affranchissement des peuples de
dizaines d’années.»
Le chroniqueur culturel de l’hebdomadaire «L’Actualité»
nuance son jugement en revendiquant et en accordant la liberté de créer aux
auteurs. Il avoue, toutefois, que « le spectacle a un je ne sais quoi de
subversif qui agit sur le moral d’une manière souple et subtile. Il y a dans les
répliques des personnages un parfum irréductible d’inhérence rebelle et
insidieuse qui s’immisce dans tous les interstices de notre cerveau, l’invitant
à croire, le séduisant par des déclamations chaudes et sentencieuses qui
s’apparentent à des combinaisons de logique mathématique ». Ce parfum
délicat et discret joue une partition dans notre tête finement réglée et bien agencée qui travaille au relâchement de l’éveil
de notre for intérieur et de nos sens et les récupère en vue de les coloniser,
conclut-il.
«C’est une brume qui nous enveloppe et nous transporte dès
que l’on cède à l’alchimie des mots du jeu», commente l’éditorialiste de «La
Patrie» ajoutant que la pièce est une tragédie qui nous interpelle et nous
ouvre portes et fenêtres sur l’insondable appel de la vie. Il prend la défense
des auteurs en argumentant que leur création n’est, après tout, qu’un petit
jeu, une petite fantaisie, mais il reproche au metteur en scène son approche déconstructiviste
et négativiste qu’il estime racoleuse et peu respectueuse des valeurs de la
société.
Les autres périodiques, surtout les locaux n’ont écrit que
de brèves recensions, annonçant la date des représentations et résumant son
contenu en deux ou trois lignes, reprenant à leur compte presque mot à mot le
texte du synopsis. Enfin, certains feuillistes, paresseux ou dépourvus de
sensibilité esthétique, ont reproduit les opinions des uns et des autres selon
leur vassalité à l’autorité artistique du moment.
Une seule appréciation ouvertement positive,
disons dithyrambique dans l’hebdomadaire « L’Alternative » (Le
« Joueur » avait émis des réserves sur l’emploi de cet adjectif, il
recommandait dans son récit de l’éliminer à jamais de la langue.) La journaliste avait suivi la troupe de
théâtre à travers les villes du pays. Elle avait reconnu comme tous les autres critiques
et spectateurs que l’ouvrage dégageait une étrange flaveur d’une facture
féerique. «Un égaiement épidémique se répandait dans la salle et touchait l’ensemble
de l’assistance. L’impétueuse fraternité qui saisit cette dernière était un
élément tangible, d’un coup, des
individus qui ne se sont jamais vus entrent en communion et ressentent le même
besoin de sympathiser les uns avec les autres, animés par le même élan et le
même esprit à fusionner, expérimentent les mêmes sensations, évoluent dans un
même champ d’attraction et de gravitation, ils créent, en quelque sorte, de l’élévation ontologique.
Attirés les uns aux autres, ils reprennent en chœur les textes et les parades
des interprètes qui leur procurent d’agréables impressions d’intelligence et de
sublimes dispositions à embrasser l’air du prochain.»
Elle a décrit l’effet que la pièce produisait sur
l’auditoire comme une bouffée d’air frais qui parvient à une équipe de mineurs
piégés dans un puits à des centaines de mètres sous terre. Elle reconnaissait non
moins que « l’ambiance des planches était nettement contagieuse, elle causait à l’instar des stupéfiants un
effet d’euphorie quasi psychédélique.» «C’est une sensation de flottement qu’éprouvait chaque
spectateur. Il planera dans un état neuf d’une renaissance perpétuelle dont les
dimensions relationnelles s’élargiront jusqu’à englober la grâce et
l’émerveillement », conclut-elle.
Quant aux grands holdings de la presse, furieux et
consternés ils appelaient dans leurs publications à l’arrêt sans différer d’un
numéro décadent et à son interdiction pure et simple. Ils invoquaient les
graves troubles qu’elle a causés aux citoyens par sa désinvolture et son manque
flagrant de respect de la foi des
croyants. Ils ont réussi à suspendre la pièce, mais nous espérons que ce ne
sera pas pour longtemps. La mobilisation de larges pans de la société aura gain
de cause tôt ou tard.
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